Article 3 sur un total de 48 pour la série :

L'évolution expliquée ♥♥♥


Introduction

Nous continuons la série « l’Evolution expliquée »  par ce billet publié par Dennis Venema sur le site Biologos (http://biologos.org/blog/evolution-basics-darwins-early-observations-on-biogeography).  Il y est question des premières observations de Darwin sur la distribution géographique des espèces et en particulier sur les îles. Ces observations amèneront Darwin à remettre en cause la théorie de l’époque selon laquelle la distribution des espèces est le résultat d’actes de création divins  indépendants à  différentes localisations géographiques (appelés centres de création). Deux observations vont mettre à mal cette théorie : l’absence de certaines espèces sur les îles (pourquoi celles-là et pas les autres ?) et le fait que les espèces trouvées dans ces îles de manière exclusive (espèces endémiques) ressemblent en fait à des espèces trouvées sur le continent le plus proche.

Bonne lecture ! (Pascal Touzet, traducteur et professeur en génétique à l’Université de Lille)

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 Les premières observations de Darwin sur la biogéographie

Dans les billets précédents nous avons discuté comment une théorie scientifique commence au stade  d’hypothèse pour former ensuite un cadre explicatif éprouvé. Avec le temps, lorsqu’une hypothèse est utilisée pour faire des prédictions, et que ces prédictions s’avèrent validées par l’expérimentation, les scientifiques sont assez confiants pour utiliser cette hypothèse pour effectuer des prédictions sur le monde naturel.  Cela signifie que toute théorie scientifique actuellement acceptée est passée par ce processus dont on peut retracer l’histoire.   Comme n’importe quelle théorie scientifique, l’idée de Darwin du rôle de la sélection naturelle dans l’évolution est au tout départ une hypothèse. Dans ce billet nous regarderons les observations faites par Darwin sur la biogéographie : c’est-à-dire l’étude de la distribution des espèces sur le globe. Ces observations conduiront Darwin à considérer que les espèces émergent à travers un processus naturel  de changement graduel au cours du temps, plutôt que par la création indépendante de ces espèces à chaque localisation géographique où elles sont trouvées.

La curieuse absence des mammifères

Engagé comme naturaliste sur le navire HMS Beagle, Darwin au cours de son voyage étudie un grand nombre d’environnements différents pour lesquels il répertorie les espèces présentes. Le Beagle, engagé dans une mission de cartographie des côtes d’Amérique du Sud, est amené à croiser un grand nombre d’îles, dont des îles très éloignées du continent (îles dites océaniques). Darwin observe que  sur les îles océaniques qu’il étudie, il n’y trouve aucun mammifère terrestre.  Un travail plus tardif, après son voyage, confirmera la généralité de cette  règle. Les îles océaniques sont dépourvues d’espèces mammifères terrestres, si l’on excepte les petits mammifères introduits par l’homme. Par contre, des mammifères volants tels que les chauves-souris sont trouvés sur les îles océaniques, ces espèces étant souvent endémiques, c’est à trouvées exclusivement sur l’île en question.

Darwin trouvent ces observations difficiles à concilier avec son hypothèse de travail d’alors qui est que les espèces ont été crées indépendamment (et spécifiquement) dans les lieux où elles ont été trouvées. Il discute des observations et des questions qu’elles suscitent dans deux chapitres intitulés « Distribution géographique » dans son livre « L’origine des espèces ». Après avoir discuté du cas similaire des amphibiens (tels que les grenouilles, les tritons etc..) qui ne sont pas non plus trouvés sur les îles océaniques, il tourne son intention sur les mammifères « manquants » :

« Les mammifères offrent un autre cas analogue. Après avoir compulsé avec soin les récits des plus anciens voyageurs, je n’ai pas trouvé un seul témoignage certain de l’existence d’un mammifère terrestre, à l’exception des animaux domestiques que possédaient les indigènes, habitant une île éloignée de plus de 500 kilomètres d’un continent ou d’une grande île continentale, et bon nombre d’îles plus rapprochées de la terre ferme en sont également dépourvues. Les îles Falkland, qu’habite un renard ressemblant au loup, semblent faire exception à cette règle; mais ce groupe ne peut pas être considéré comme océanique, car il repose sur un banc qui se rattache à la terre ferme, distante de 450 kilomètres seulement; de plus, comme les glaces flottantes ont autrefois charrié des blocs erratiques sur sa côte occidentale, il se peut que des renards aient été transportés de la même manière, comme cela a encore lieu actuellement dans les régions arctiques. On ne saurait soutenir, cependant, que les petites îles ne sont pas propres à l’existence au moins des petits mammifères, car on en rencontre sur diverses parties du globe dans de très petites îles, lorsqu’elles se trouvent, dans le voisinage d’un continent. On ne saurait, d’ailleurs, citer une seule île dans laquelle nos petits mammifères ne se soient naturalisés et abondamment multipliés. On ne saurait alléguer non plus, d’après la théorie des créations indépendantes, que le temps n’a pas été suffisant pour la création des mammifères; car un grand nombre d’îles volcaniques sont d’une antiquité très reculée, comme le prouvent les immenses dégradations qu’elles ont subies et les gisements tertiaires qu’on y rencontre; d’ailleurs, le temps a été suffisant pour la production d’espèces endémiques appartenant à d’autres classes; or on sait que, sur les continents, les mammifères apparaissent et disparaissent plus rapidement que les animaux inférieurs.  Si les mammifères terrestres font défaut aux îles océaniques presque toutes ont des mammifères aériens. La Nouvelle-Zélande possède deux chauves-souris qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans le monde; l’île Norfolk, l’archipel Fidji, les îles Bonin, les archipels des Carolines et des îles Mariannes, et l’île Maurice, possèdent tous leurs chauves-souris particulières. Pourquoi la force créatrice n’a-t-elle donc produit que des chauves-souris, à l’exclusion de tous les autres mammifères, dans les îles écartées? D’après ma théorie, il est facile de répondre à cette question; aucun mammifère terrestre, en effet, ne peut être transporté à travers un large bras de mer, mais les chauves-souris peuvent franchir la distance au vol. On a vu des chauves-souris errer de jour sur l’océan Atlantique à de grandes distances de la terre, et deux espèces de l’Amérique du Nord visitent régulièrement, ou accidentellement les Bermudes, à 1000 kilomètres de la terre ferme. M. Tomes, qui a étudié spécialement cette famille, m’apprend que plusieurs espèces ont une distribution considérable, et se rencontrent sur les continents et dans des îles très éloignées. Il suffit donc de supposer que des espèces errantes se sont modifiées dans leurs nouvelles stations pour se mettre en rapport avec les nouveaux milieux dans lesquels elles se trouvent, et nous pouvons alors comprendre pourquoi il peut y avoir, dans les îles océaniques, des chauves-souris endémiques, en l’absence de tout autre mammifère terrestre. »

(Il faut noter que lorsque Darwin parle de « force créatrice », il n’est pas en train d’argumenter contre l’existence de Dieu en tant que créateur, mais plutôt contre l’idée d’une vision classique de la création à l’époque, à savoir que Dieu crée épisodiquement des espèces à des localisation géographiques spécifiques (qu’on appelait « centres de création ») et  que les patrons biogéographiques observés peuvent s’expliquer par une dispersion limitée des espèces à partir de ces centres de création. Darwin lui-même au début de son voyage sur le Beagle partage cette idée, et c’est ce modèle qu’il tente de réfuter dans son livre, puisqu’elle représentait l’idée dominante parmi les scientifiques de l’époque. Darwin et beaucoup de scientifiques de son époque n’ont aucunes difficultés à voir les processus naturels comme faisant partie de l’action régulière de Dieu dans le monde, comme le montrent les correspondances de Darwin au botaniste américain Asa Gra par exemple).

Donc pour Darwin, ces observations sur la biogéographie sont conformes à ses idées plus tardives sur la colonisation des îles  et le changement des espèces colonisatrices  à travers la sélection naturelle.  Par contre elles semblent en contradiction avec le modèle de création indépendante. Un grand nombre d’îles océaniques sont  très anciennes, et pourtant aucun mammifère n’y a été créé. Un grand nombre d’îles océaniques constituent des habitats favorables pour les mammifères (ou en fait pour les amphibiens, comme il le note) et pourtant aucune de ces espèces n’a été créée dans cet environnement favorable.

Les espèces endémiques insulaires et leurs espèces “alliées” continentales

Darwin note qu’il y  a plus que l’absence de certaines espèces sur les îles océaniques. Il remarque aussi une caractéristique intéressante sur les espèces qui sont rencontrées : une espèce endémique sur une île océanique a souvent de fortes similarités avec une espèce trouvée sur le continent le plus proche. De plus, cette association d’espèces île-continent va à l’encontre de  l’idée que des espèces similaires devraient se trouver sur des environnements semblables. Ces observations vont conduire Darwin à réfléchir sur les mécanismes possibles qui ont permis l’émergence des espèces insulaires proches de ces espèces continentales alliées. Comme Darwin l’écrit dans son livre « L’origine des espèces », ce patron va fortement le marquer et l’amener à douter de l’idée que  les  espèces insulaires  endémiques ont été crées individuellement sur les îles océaniques. Sa visite des îles Galapagos s’avère jouer un rôle  crucial sur ce point :

«  Le fait le plus important pour nous est l’affinité entre les espèces qui habitent les îles et celles qui habitent le continent le plus voisin, sans que ces espèces soient cependant identiques. On pourrait citer de nombreux exemples de ce fait. L’archipel Galapagos est situé sous l’équateur, à 800 ou 900 kilomètres des côtes de l’Amérique du Sud. Tous les produits terrestres et aquatiques de cet archipel portent l’incontestable cachet du type continental américain. Sur vingt-six oiseaux terrestres, vingt et un, ou peut-être même vingt-trois, sont considérés comme des espèces si distinctes, qu’on les suppose créées dans le lieu même; pourtant rien n’est plus manifeste que l’affinité étroite qu’ils présentent avec les oiseaux américains par tous leurs caractères, par leurs moeurs, leurs gestes et les intonations de leur voix. Il en est de même pour les autres animaux et pour la majorité des plantes, comme le prouve le docteur Hooker dans son admirable ouvrage sur la flore de cet archipel. En contemplant les habitants de ces îles volcaniques isolées dans le Pacifique, distantes du continent de plusieurs centaines de kilomètres, le naturaliste sent cependant qu’il est encore sur une terre américaine. Pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi ces espèces, qu’on suppose avoir été créées dans l’archipel Galapagos, et nulle part ailleurs, portent-elles si évidemment cette empreinte d’affinité avec les espèces créées en Amérique? Il n’y a rien, dans les conditions d’existence, dans la nature géologique de ces îles, dans leur altitude ou leur climat, ni dans les proportions suivant lesquelles les diverses classes y sont associées, qui ressemble aux conditions de la côte américaine; en fait, il y a même une assez grande dissemblance sous tous les rapports. D’autre part, il y a dans la nature volcanique du sol, dans le climat, l’altitude et la superficie de ces îles, une grande analogie entre elles et les îles de l’archipel du Cap-Vert; mais quelle différence complète et absolue au point de vue des habitants! La population de ces dernières a les mêmes rapports avec les habitants de l’Afrique que les habitants des Galapagos avec les formes américaines. La théorie des créations indépendantes ne peut fournir aucune explication de faits de cette nature. Il est évident, au contraire, d’après la théorie que nous soutenons, que les îles Galapagos, soit par suite d’une ancienne continuité avec la terre ferme (bien que je ne partage pas cette opinion), soit par des moyens de transport éventuels, ont dû recevoir leurs habitants d’Amérique, de même que les îles du Cap-Vert ont reçu les leurs de l’Afrique; les uns et les autres ont dû subir des modifications, mais ils trahissent toujours leur lieu d’origine en vertu du principe d’hérédité. »

Beaucoup de fait analogues pourraient être donnés: en effet, c’est une règle quasiment universelle que les espèces trouvées sur les îles sont proches de celles trouvées sur le continent le plus proche ou d’autres îles à proximité.

Repenser l’idée de création indépendante

Pour Darwin, ces deux observations (l’absence de mammifères sur les îles océaniques  et le fait que les espèces insulaires endémiques ressemblent aux espèces du continent le plus proche) ont une même explication : son hypothèse est que les espèces océaniques endémiques sont les descendants modifiés d’espèces colonisatrices provenant du continent le plus proche. Ceci explique aussi l’absence d’amphibiens et de mammifères terrestres du fait simplement de leur faible capacité de dispersion à travers de larges étendues océaniques. Les espèces capables  de migrer et de coloniser les îles océaniques vont subir des modifications dans ce nouvel environnement, et les espèces incapables de coloniser ces îles en seront absentes.

Dans la pensée de Darwin, cette explication est bien plus satisfaisante que l’hypothèse selon laquelle  Dieu a créé indépendamment chaque espèce endémique à l’endroit où elle se trouve et considéré  inutile d’y créer des amphibiens ou des mammifères.

Malgré cette réflexion de Darwin sur les patrons biogéographiques observés qui le conduit à suggérer un changement ayant eu lieu sur les espèces au cours du temps, il lui faudra encore du temps pour imaginer le mécanisme de ce changement : l’idée de sélection naturelle qu’il présentera et défendra lors de son livre  «De l’origine des espèces».


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