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L'ère du temps


Josepha Faber Boitel, docteur et professeur en littérature, chrétienne  engagée anime un blog que je vous invite à découvrir. Elle y partage ses réflexions dont certaines touchent de près les préoccupations de ce blog (création et évolution)

L’ère du temps (1) : la Chute

Dans ses articles sur la Genèse, Bruno Synnott propose des analyses tout à fait pertinentes sur la symbolique du serpent, en rapport avec la réflexion de Paul Ricoeur.

J’ai eu envie de continuer cette réflexion ainsi que quelques discussions commencées sur le blog Création évolution en m’intéressant à l’épisode de la Chute dont la conséquence est la sortie de l’Eden. Notez que je n’emploie pas le terme de péché afin d’ouvrir sur une approche symbolique et non littérale du récit.

Tout d’abord, dans la foulée de Bruno Synnott, j’aimerais rappeler l’importance du travail d’analyse sur le symbole pour un texte tel que celui de la Genèse. L’intérêt est de pouvoir s’approprier une compréhension personnelle du symbole qui évolue en synchronie et en diachronie, en fonction des cultures, des transferts de sens interculturels et de notre capacité à les utiliser pour passer de la fabula au logos.

L’Homme dans la Création

La Chute comme la prise de conscience chez Adam de sa place dans le monde est une interprétation sur laquelle je m’accorde avec Bruno Synnott pour qui “c’est l’”homme qui se voit tel qu’il est dans le monde” (“Serpent 2”), tandis que j’affirme dans un précédent article : “Qu’est-ce qui fait que je suis un homme, si ce n’est ma conscience qui s’éveille à la place que j’occupe dans la création, l’ordre naturel, le cosmos (choisissez ce qui vous convient le mieux) ? Aussi, progresser dans la conscience de soi, ne revient pas à se détourner d’une transcendance, d’une Vérité supérieure. Progresser dans la conscience de soi implique d’accepter la place qui nous est échue dans ce monde” (“Hegel, Dieu, le Mal dans l’Histoire”, Le blog au cœur des pensées, 31 juillet 2012).

Néanmoins, j’apporterais quelques nuances concernant “le doute d’Adam” selon l’expression de Bruno Synnott. Certes, il est l’homme tiraillé entre immanence et transcendance, mais je ne suis pas certaine qu’Adam hésite devant la proposition d’Eve et du serpent puisqu’il n’a pas encore été confronté au Choix. Il n’a d’ailleurs pas encore de quoi comparer, il est naïf, dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’il est ignorance de ce qu’est la désobéissance, le Mal. Il n’a conscience que d’une seule réalité : celle de la Création à laquelle il participe. En un mot, Adam n’a pas conscience de l’Alternative.

La Parole et le Temps dans l’épisode de la Chute

Adam découvre-t-il le doute, lui qui ne connaît pas la méfiance ? Comment refuser ce que l’aide créée par Dieu lui présente ? En effet, Adam n’a pas accepté le fruit directement du serpent mais de Eve. Il ne s’agit donc pas d’une scène de tentation banale -comme l’a retenu la tradition- où l’homme cède au Mal par orgueil, jalousie ou tout autre défaut résumé généralement par le terme de concupiscence. Cela ne prouve pas non plus que la femme entraînerait l’homme au péché, ni qu’elle serait une faille, une faiblesse et encore moins un agent de Satan, comme d’aucun l’affirme dans certaines interprétations en lui attribuant un rôle de séductrice maligne.

N’oublions pas que Eve ne commet aucune faute consciemment, elle ne se révolte pas contre son Créateur volontairement, elle ne lui désobéit pas vraiment mais plutôt succombe… à l’ignorance. D’ailleurs, si je me réfère au schéma narratif de la Genèse, Eve n’est pas encore aux côtés d’Adam lorsque Dieu lui parle de l’arbre défendu : elle n’a pas encore été créée.

De plus, il faudrait apporter des précisions sur l’échange entre Dieu et Adam. Dieu utilise une injonction, un impératif. Mais s’agit-il d’un ordre, d’une interdiction, d’une recommandation ou d’un conseil, voire même l’expression d’un souhait, valeur qu’à l’impératif en latin ? Il me semble que le Dieu de la Genèse a trop longtemps été interprété comme un dieu des mythes de l’Antiquité, ou du Proche Orient Ancien : qui impose sa volonté toute puissante puis qui met au défi, par calcul, pour vérifier la fidélité de sa créature. Dans une pensée judéo-chrétienne plus consciente des influences antiques et orientales, rappelons que Dieu, Créateur, est Dieu le Père. Aussi, par sa parole, Dieu avertit Adam ou bien espère pour lui la meilleure évolution qui soit.

Par contre, Eve ne saurait être analysée comme Adam, elle qui n’a qu’une version rapportée de l’échange qui a eu lieu entre Dieu et Adam. Et justement, tout a déjà été dit et si le verbe, lelogos, était au commencement, il est remarquable qu’Eve n’aie droit qu’à une redite – pas une répétition mais une interprétation, une déformation de la Parole, un substitut du logos originel créateur. Eve, comme l’Humanité est dans la fabula ou si vous préférez dans la parole mythiquequi transmet de manière déjà connotée un événement des origines. L’ennemi de la Vérité n’est pas le mensonge mais le mythe*.

Nous mettons là le doigt sur un thème qui me paraît essentiel dans le texte de la Genèse : la Chute s’associe à la problématique du Temps. Le Mal n’existe pas dans l’Eden, pourtant le serpent demeure traditionnellement associé au diable, à la tentation, au Mal incarné et déguisé pour mieux trompé. Or, d’une perspective épurant les filtres de la tradition, voire de la superstition, en s’intéressant à l’ordre chronologique et à la distribution de la parole, un paradoxe pourrait être résolu et la question “Comment le Mal est-il entré dans l’Eden ?”, n’aurait-pas lieu d’être.

Finalement, il me plaît à penser que tout le drame de la Chute réside dans un décalage dans le Temps qui crée le mythe. Pour le dire autrement, l’épisode la Chute nous parlerait de l’entrée de l’Humanité dans la conscience du Temps, dans la conscience du changement, dans la conscience de l’Alternative et de la non-réversibilité du cycle cause-conséquence.

Adam a reçu directement le logos et la vie ainsi que la confiance du Créateur. Le serpent en a été le témoin mais pas le dépositaire comme Adam. Quant à Eve, elle ne reçoit qu’un message passé par le prisme d’une autre identité, elle ne peut donc se l’approprier directement ou indirectement. Pour y parvenir, il faudrait qu’elle puisse remonter à la source de la Parole. Le serpent, lui, était présent dans l’Eden, avant Eve, et transforme en interdit ce qui était un avertissement pour préserver Adam ou plutôt selon moi un souhait. Dans l’épisode de la Chute, Adam s’engage sur une autre voie et illustre selon moi une interprétation de l’entrée dans l’Histoire où “l’Homme échappe à l’attente passive du Salut pour aller vers le Progrès” (“Hegel, Dieu, le Mal dans l’Histoire”, Le blog au cœur des pensées, 31 juillet 2012). 

Dans ce trio, chaque protagoniste est au courant de ce qui a été énoncé, chacun sait mais de trois façons différentes de plus en plus éloigner de la Vérité première. La parole circule mais s’altère car elle ne se répand pas tel un écho, elle est propagée de manière non maîtrisée. Ils savent mais ne comprennent pas dans le sens où ils n’ont pas conscience de ce qu’ils auraient vraiment dû reconnaître dans la parole créatrice : une protection, un souhait, une espérance.

Quel sens pouvoir donné au message divin ?

De quoi Adam est-il averti ?

“Tu te condamneras à mort”, c’est-à-dire qu’Adam fera tomber sur lui une sentence, mais c’est lui-même qui la provoquera et non Dieu. Adam déclenche l’enchaînement logique de cause-conséquence selon lequel une action entraîne une réaction que l’auteur de l’acte doit assumer. Ainsi, le récit de la Chute pourrait être compris comme l’individu qui entre dans le règne de la responsabilité de l’homme face à ses choix.

Adam et Eve incarnent le drame humain de la sagesse inaccessible sans l’expérience, or l’expérience c’est apprendre à partir de ses erreurs et de ses découvertes. Et justement, dans l’Eden, s’il n’y avait pas eu la liberté et la possibilité dormantes de se tromper, de souffrir, alors il n’y aurait pas eu la possibilité du progrès d’un stade de conscience à un autre.

La chute n’est donc pas une question de péché mais plutôt de compréhension. L’homme n’a pas su percevoir toutes les implications du message divin. Comme le dit Jésus : “Ne comprenez-vous pas encore et ne saisissez-vous pas ? Votre intelligence est-elle aveuglée ? Avez-vous des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre ?” (Marc 8, 17-18, Semeur), “Etes-vous encore sans intelligence, et ne comprenez-vous pas ? Avez-vous le cœur endurci ? Ayant des yeux, ne voyez-vous pas ? Ayant des oreilles, n’entendez-vous pas ?” (version Segond)

Et pour cause, dans l’Eden n’existe que le bien effectif, Adam ne connait pas le Mal. Mais là encore il faut éclaircir cette opposition entre bien et mal. Comprenons plutôt du point de vue symbolique que lorsqu’il mange du fruit de l’arbre de la connaissance, il devient logique qu’il connaisse le Mal. N’oubliez pas que le nom précis de l’arbre est : l’arbre de l’expérience du bien et du mal ! Pourquoi, parce que le Mal n’est autre que la matérialité et ses alternative positives ou négatives. Ce peut être aussi le Temps : qui passe et qui permet l’espoir et mais aussi le regret. C’est le Devenir mais aussi Etre et Avoir été. La Chute c’est de pouvoir avancer sans jamais revenir, c’est le cours de l’Histoire implacable. L’Eden avant la Chute c’est l’homme hors de la matérialité. Après la chute, c’est un engrenage logique dû à l’apparition du binaire, de la dualité, où le positif s’accompagne du négatif.

 

La Chute c’est l’entrée dans le monde temporel et la finitude

Eden c’est le temps mythique mais hors de l’Eden, Adam entre dans le temps de l’humanité, dans l’histoire de l’humanité. Eve n’est pas une faiblesse mais un déclencheur et même retrouve son statut d’aide, d’autant plus qu’entré dans la finitude, Adam aura besoin d’un pôle de renouvèlement, faculté accordée à Eve par l’Eternel, celui qui est toujours hors du temps !

C’est arbre est l’entrée dans la matérialité, Adam voit alors ce qui est caché comme le symbolise la prise de conscience de sa nudité. Il voit l’envers du décor. Sa conscience s’éveille.

Genèse c’est l’histoire du fondement du monde, l’histoire du temps et de la logique, mais aussi celle du progrès et de l’infini des possibles.

Mieux eût valu pour Adam et Eve que s’appliquât cette parole du Christ, concluant la parabole du semeur :

“Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! 13:10 Alors ses disciples s’approchèrent et lui demandèrent : Pourquoi te sers-tu de paraboles pour leur parler ? 13:11 Il leur répondit : Vous avez reçu le privilège de connaître les secrets du Royaume des cieux, eux ne l’ont pas reçu. 13:12 Car à celui qui a, on donnera encore, jusqu’à ce qu’il soit dans l’abondance ; mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. 13:13 Voici pourquoi je me sers de paraboles, pour leur parler : c’est que, bien qu’ils regardent, ils ne voient pas, et bien qu’ils écoutent, ils n’entendent pas et ne comprennent pas. 13:14 Pour eux s’accomplit cette prophétie d’Esaïe : Vous aurez beau entendre de vos propres oreilles, vous ne comprendrez pas. Vous aurez beau voir de vos propres yeux, vous ne saisirez pas.” (Mathieu 13, 9-1)


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