Introduction (Marc Fiquet) :

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Bruno Synnott

Nous apprécions énormément le travail d’étude de Bruno Synnott (Pasteur Jeunesse à Montréal  et titulaire d’une maîtrise en théologie pratique) dans sa quête d’une vision anthropologique renouvelée grâce à une triple approche : scientifique, théologique et philosophique.

Nous avons échangé avec passion sur son blog http://lebigbadbruno.blogspot.fr/ concernant la question difficile du péché originel, et son éclairage nous est d’un grand secours.

 

Sur les traces de Paul Ricoeur, Bruno partage dans l’article suivant l’importance des symboles bibliques au travers du « personnage » clé du serpent dans le récit biblique des origines.

Cet article est la synthèse et conclusion de deux autres qui le précèdent et consultables sur ces pages :

Le serpent (première partie)

Le serpent (deuxième partie)

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La symbolique du serpent, conclusion

 

Introduction

Comprendre le langage religieux, c’est comprendre l’importance du langage symbolique et sa fonction métaphorique pour révéler et renvoyer à une réalité vraie, qui va au-delà de ce que la raison peut expliquer et réduire. D’ailleurs, loin de nuire à la réflexion, le langage symbolique permet au contraire à la raison de se déployer. Il lui permet d’explorer les flèches de sens déployé par le « monde du texte » pour parvenir à une meilleure compréhension de l’ « être-au-monde » vers lequel il pointe. Dans le texte qui suit, nous explorerons 3 flèches de sens pour « penser » la figure du serpent dans le troisième chapitre de la Genèse. Nous verrons qu’une interprétation strictement littérale du serpent ne peut pas s’inclure dans ces flèches de sens. Car au lieu d’aider à la compréhension, l’interprétation littérale vient plutôt obstruer la réflexion en tuant le symbole. Nous verrons qu’il est préférable de réfléchir sur la symbolique du serpent, selon l’analogie de la foi, dans le sens

  1. d’une projection des doutes humains (Jacques 1.14),
  2. d’une personnification du mal (Apocalypse 20.2) et 3. de la réalité du monde créé (1 Jean 2.16).

Jacques 1.14: « Lorsque nous sommes tentés, ce sont les mauvais désirs que nous portons en nous qui nous attirent et nous séduisent »

Apocalypse 20.2: « Il se saisit du dragon, de ce Serpent ancien qui est le diable et Satan. Il l’enchaîna pour mille ans. »

1 jean 2.16: « En effet, tout ce qui fait partie du monde : les mauvais désirs qui animent l’homme livré à lui–même, la soif de posséder ce qui attire les regards, et l’orgueil qu’inspirent les biens matériels, tout cela ne vient pas du Père, mais du monde. »

 

Comment la Bible raisonne

Il est important d’essayer de comprendre « comment la Bible raisonne »[1]. Il est évident que la Bible n’a pas été écrite par des savants modernes, mais par des sages et des hommes de foi d’une époque ancienne. C’est pourquoi le langage religieux n’est pas le même que le langage scientifique; l’explication rationnelle n’épuise pas toute la compréhension existentielle. Les scientifiques, eux, donnent des faits et des explications rationnelles basées sur des expérimentations empiriques. Le sage et l’homme de foi, de leur côté, racontent leur vécu et expriment, au moyen de récits symboliques et de métaphores[2], des vérités bien réfléchies afin de faire « comprendre » le sens des choses. Le sage ne veut pas « expliquer » Dieu, ou « expliquer » la création, mais « faire connaître » Dieu et « faire connaître » le sens de la création; non pas d’une connaissance purement « objective », au sens désincarné du terme (car cela dépasse ses moyens), mais surtout d’une connaissance « relationnelle », afin que l’homme entre en relation avec Dieu

 

Le côté artistique des premiers récits de la création

Nous vivons aujourd’hui une révolution dans l’herméneutique des « récits primordiaux »[3]. La découverte du caractère sapientiel, liturgique, théologique et existentiel des trois premiers chapitres de la Bible nous oblige à revoir notre interprétation naïve et réaliste de ces textes[4]. Loin d’avoir voulu être une reconstitution imaginaire ou pseudo-scientifique des débuts matériels de l’univers, ces textes regorgent de subtilités et de richesses auxquels ne fait pas honneur une interprétation qui se limite au sens littéral. « On les tient à l’occasion comme puérils, sans s’apercevoir que la faiblesse est du côté du lecteur »[5].

 

Les premières interprétations de ces deux récits de commencements dans l’histoire de l’église sont beaucoup allégoriques. On y voyait des préfigurations des évènements du salut à venir, comme par exemple, on voyait dans le paradis une figure de l’église à laquelle le baptême redonne accès. On recherche leur sens spirituel. On les voit comme exprimant le « principe » des choses, et non pas comme explication des causes matérielles[6]. À la Réforme, on a remplacé l’allégorie par une interprétation beaucoup plus littérale des récits bibliques; les récits deviennent réalistes et historiques. Mais la venue, quelques années plus tard, des sciences modernes et historico critiques a remis en question (peut-être trop) la perspective historique et quasi-scientifique qu’on donnait naturellement aux textes de la Genèse. Et jusqu’à nos jours, beaucoup d’évangéliques n’osent pas remettre en question l’historicité et la scientificité des premiers récits de la création, ce qui équivaudrait à rejeter la doctrine de l’inerrance, de peur de remettre en question tout l’édifice dogmatique érigé depuis la Réforme! Comme on dit : « Ça fait peur… »

 

Pourtant,  il est presque impossible aujourd’hui de ne pas s’apercevoir du caractère « littéraire » des « récits primordiaux ». Même un évangélique tel qu’Henri Blocher, tout préoccupé qu’il est par l’historicité d’Adam, reconnaît dans le premier récit de la création un cadre littéraire appelé « historico-artistique »[7], dans lequel y est « développé un anthropomorphisme digne et sobre pour communiquer tout un complexe de pensées fort réfléchies »[8]. Ricoeur parle d’un « poème didactique »[9]. Le langage artistique et la structure anthropomorphique du premier récit de la création se laisse facilement deviner. On n’a qu’à penser au mouvement de « séparation » durant les trois premiers jours, où Dieu sépare successivement la lumière des ténèbres (jour I), le ciel et la terre (Jour II), les océans et les continents (jour III)… Puis au « peuplement » des jours 4 à 6, où Dieu peuple tour à tour le ciel de luminaires (jour IV), le ciel et les océans d’oiseaux et de poissons (jour V), et la terre ferme d’animaux et de l’humain (jour VI). Après quoi, le 7ième jour, il se reposa et sanctifia ce jour. Remarquons qu’il n’est pas mentionné au 7ième jour « qu’il y eut un soir et un matin », comme si « ce jour » n’était pas encore terminé. Pouvons-nous vraiment interpréter ces jours au sens littéral de 24 heures ?

 

Même perspective pour le second récit de la création (Ge 2-3). Blocher lui-même reconnaît qu’il n’est « pas nécessaire d’interpréter littéralement » chaque détail du texte[10], dans lequel on retrouve : la création de l’homme à partir de la boue; Dieu « soufflant » dans les narines de l’homme; Dieu se promenant dans le jardin; la formation de la femme à partir de la côte de l’homme; la femme et le serpent échangeant autour de l’arbre de la connaissance; la confection d’habits de peau par Dieu, des chérubin maniant des épées de feu, etc. Quel embarras pour l’homme moderne que ce récit narratif très énigmatique! La question urgente à répondre pour nous est celle-ci : Comment interpréter ces textes littéraires –  cet hymne didactique et ce récit de sagesse – sans tomber dans l’interprétation spirituelle ou allégorisante, ni dans une perspective littérale et historique ?

 

Surmonter la difficulté herméneutique

C’est à cette grande difficulté – philosophique et herméneutique – à laquelle réfléchit de plus en plus d’églises évangéliques, que s’est attaqué il y a plus de 50 ans déjà! Paul Ricœur, avec un engagement ferme envers le caractère sacré de la Bible et de la communauté interprétante. Celui qui douterait que Ricœur soit un chrétien authentique ne connaît rien à son histoire de vie, lui dont le background familial fut d’un piétisme protestant assez rigide[11]. Comme chrétien confessant et philosophe, Ricœur cherche à pénétrer cette question de l’herméneutique des symboles[12]. D’ailleurs, l’apport original de Ricœur dans le domaine philosophique consiste à dire que l’homme moderne a perdu ses repères au sacré parce qu’il ne sait plus comment interpréter les symboles[13]. Et pour Ricœur, il ne pourra y arriver qu’au travers la capacité de réinterpréter les grandes productions humaines, les œuvres littéraires (comme la Bible) et artistiques produites par l’humanité. C’est ainsi que l’homme pourra de nouveau aspirer à se connaître lui-même. Le socle philosophique de Ricœur est que l’homme n’est pas transparent à lui-même (le Cogito brisé). Il a besoin, pour se comprendre, d’expliquer et de comprendre ses propres œuvres artistiques, littéraires et religieuses.

 

Quelle révolution pour l’homme occidental, qui, contrairement aux chrétiens d’orient, a presque complètement perdu de vu l’importance du symbolisme ! Pour plusieurs, le symbole n’a rien à voir avec la réalité. Par exemple, si je dis : « J’ai donné un montant symbolique », on comprend : « J’ai presque rien donné ».  Ou encore, on croit que le symbole n’est qu’une sorte de langage figuré, une figure de style, une représentation poétique de quelque chose. Il y a donc de gros préjugés contre le langage symbolique dans la Bible, par crainte d’un retour aux interprétations spirituelles et allégoriques. Pour certain, associer la Bible à des récits symboliques, c’est prendre la route de l’interprétation allégorisante. Or il n’en n’est rien ! Ricoeur dira : «  Entre l’historicisme naïf du fondamentalisme et le moralisme exsangue du rationalisme s’ouvre la voie de l’herméneutique des symboles »[14]. C’est cet entre-deux que nous devons explorer et dont la porte d’entrée est le symbole. Celui-ci est un moyen de rencontre avec la réalité. C’est un mode de présence à une réalité qui dépasse le sens littéral, et dont les deux caractéristiques essentielles sont « l’innovation sémantique » et « le pouvoir de redéfinir la réalité »[15].

 

3 attitudes face au symbolisme dans les récits primordiaux

La difficulté à comprendre et à interpréter le symbole fait en sorte que plusieurs chrétiens évangéliques s’attachent désespérément au sens littéral et historique comme à une bouée de secours au milieu d’une modernité déchaînée. Croyant faussement que le symbole n’a aucun rapport avec la réalité, ils ne veulent reconnaître aucun langage symbolique dans les récits primordiaux.

Pour des auteurs tels que E.J. Young, Ge 1-3 est de « l’histoire simple et directe »[16]. Il n’y aurait aucun symbolisme. Le récit serait l’exact déroulement des faits, dicté par Dieu et transmis oralement de génération en génération. Mais ce faisant, on se prive de la compréhension vers lequel le symbole veut nous amener.

 

À mi-chemin, on retrouve la position de Saint-Augustin qui admet y retrouver des deux, c’est-à-dire des vérités historiques et spirituelles à la fois. On retrouve aussi dans cette catégorie Henri Blocher, à qui on doit d’avoir popularisé dans la francophonie la théorie du cadre littéraire de Genèse 1. Blocher refuse absolument de céder sur l’aspect historique d’un Adam-individu créé mature par Dieu. Il refuse également de céder sur une chute historique en lien avec une tentation satanique et sur une transmission biologique du péché originel. Bien qu’il considère ces textes comme « littéraires », il demeure ferme sur le fait qu’ils renvoient à des évènements historiques datables dans la préhistoire.

 

Finalement, à l’autre opposé du spectre, il y a ceux qui voient en Ge 1-3 une élaboration savante qui n’aurait pas pu se transmettre oralement, mais qui a été plutôt le fruit d’une longue réflexion et une longue tradition qui serait à interpréter dans un sens spirituel, théologique et existentiel, sans lien avec une quelconque réalité scientifique ou historique, sinon que dans les termes d’une phénoménologie ancienne[17]. Or, Ricœur relève qu’il y a dans le langage religieux une portée symbolique qui vise quelque chose de vrai, au-delà du signe et de ce qu’il représente au sens littéral. Le langage religieux, comme la poésie et les œuvres artistiques, a une intention qui dépasse la représentation littérale, et dont le référent est Dieu et son œuvre. Le symbole permet de se référer à une réalité qui respecte le signe et le dépasse en même temps, visant la compréhension plutôt que l’explication.

 

L’herméneutique du symbole

Dans le symbole du Père pour parler de Dieu : Ésaïe 63.15-16:  » Regarde du ciel, et vois, De ta demeure sainte et glorieuse ; Où sont ton zèle et ta puissance ? Le frémissement de tes entrailles et tes compassions Ne se font plus sentir envers moi. 16  Tu es cependant notre père, Car Abraham ne nous connaît pas, Et Israël ignore qui nous sommes ; C’est toi, Eternel, qui es notre père, Qui, dès l’éternité, t’appelles notre sauveur. » Nous ne penserions pas à concevoir dans ce symbole un Dieu mâle et géniteur. Mais si on pense à Dieu dans le sens d’une paternité, avec les bonnes attitudes qui découle d’un père aimant et juste, nous sommes sur la bonne voie de comprendre Dieu.

« Au sens littéral, elle est dépourvu de sens. La proposition semble « faire sens » parce qu’elle constitue une phrase correcte selon la grammaire, mais l’esprit trébuche sur la référence proposées. (…) Même s’il est clair que c’est bien un sens que l’on recherche (puisque la structure de la proposition est exacte), il est absurde de l’affirmer « à la lettre » et l’esprit est contraint de chercher un sens à un autre plan. Et le nouveau sens n’est pas tout simplement un autre sens littéral remplaçant le premier (qui était absent). Il s’agit d’un nouveau genre, de l’ouverture à un monde de signification qui n’est pas exprimable au sens littéral mais qui engage l’imagination dans l’exploration intellectuelle et affective du sujet, dans et par des relations à premières vue étranges, mais en réalité plus éclairantes que l’application littérale »[18]. « Le référent de la métaphore… est dès lors une réalité complexe beaucoup plus vaste que les seules écritures »[19]. « Et cette plénitude est telle qu’elle appelle pour s’exprimer des vocables qui sur le plan terrestre s’excluent : l’Écriture parle aussi bien de Dieu comme mère, comme ami et comme époux »[20].

 

La symbolique du serpent

J’aimerais proposer 3 flèches de sens à la symbolique du serpent, des flèches de sens qui trouvent une sorte de confirmation dans les Écritures. Ces flèches partent avec le sens immanent du récit adamique (Ge 3) – que l’on retrace par une analyse structurale – et aboutissent dans des interprétations successives des auteurs bibliques.

Je ne répèterai pas toute les analyses un peu difficiles à suivre (!) que j’ai écrites dans les 3 réflexions précédentes sur le serpent. Je vais plutôt, en conclusion de la série, souligner le caractère à la fois « extérieur » et « intérieur » du serpent par rapport au monde créé, ainsi que le caractère « extérieur » et « intérieur » du serpent par rapport à l’homme. Ce qui va nous donner nos trois (ou peut-être 4) flèches de sens que je vais illustrer par un graphique. Mais c’est la beauté de la métaphore du serpent, d’être intraduisible, au sens où elle peut évoquer diverses significations vraies, non réductible à un seul sens.

 

Intérieur au monde

Le serpent est clairement dissocié de Dieu, l’auteur le sépare de Dieu; le récit en fait un personnage issu du monde créé, nu et faible quoique rusé. Le fait que le serpent soit un animal peut faire penser que la tentation de vivre « pour soi », de vivre comme les animaux en quelque sorte, survient de l’intérieur de la création elle-même. Ainsi, le serpent incarne tout ce qui, dans le monde, séduit l’homme, le trompe, lui fait croire que le monde est préférable à la sagesse divine. Et on voit ainsi  dans la figure du serpent l’habileté, la ruse, les demi-vérités, qui auront séduits Israël loin des voies de la sagesse divine. Nous pensons que c’est dans ce sens que 1 jean 2.16 interprète la tentation de Ge 3.

Extérieur au monde

Le fait que le serpent soit une figure mythique pour les peuples du POA peut aussi faire penser que la tentation est induite comme de l’extérieur de la création. C’est un point sur lequel je m’écarte de Ricœur, qui préfère considérer le serpent « du point de vue de son rôle narratif, quels qu’en soient les arrière-plans mythiques »[21] Il en fait « la dramatisation inscrutable du mal en tant que toujours déjà là »[22]. Mais comme l’explique Schneiders, la métaphore est une tension entre le « est » et le « n’est pas » de la métaphore, elle demeure « comme une ambiguïté »[23]. On ne peut pas ne pas considérer le choix délibéré « du serpent », considéré comme figure magique et mythique (qu’on pense à la caducée, symbole des pharmaciens), renvoyant à quelque chose « de plus » qu’une chose naturelle.

 

D’ailleurs, le serpent prendra une forme de plus en plus tangible et personnelle, la figure de l’ennemi des élus et déterminée à détruire l’image de Dieu sur terre. Il n’est pas à douter qu’il existe, selon moi, une volonté réelle et personnelle de s’opposer aux hommes et à ceux qui suivent Dieu, quoique celle-ci n’agisse jamais sans la permission divine, sous sa souveraineté de Dieu (Job). Le livre de la Sagesse (deutérocanonique) nomme d’ailleurs ce serpent : c’est le diable (Sg 2,24). (Sortez vos bibles catholiques!!) Nous pensons que c’est dans cet esprit que Apocalypse 20.2 personnalise la figure du serpent en Ge 3.

 

Extérieur à l’homme

Le récit « sépare » explicitement l’homme et le représentant des animaux. Il en fait un « autre » extérieur à l’homme. Entre Adam et l’animal se dresse une barrière ontologique radicale qu’est la liberté. Les animaux sont créés selon leur espèce, l’homme lui est créé « en image de Dieu ». Il est vrai que cette différence est  tempérée par quelques ressemblances entre les deux : leur commune nudité, leur caractère de sagesse (ruse = sagesse) et leur proche parenté comme créature de Dieu. Toutefois, le texte ne semble pas nous obliger à les confondre. Le texte ne dit pas : Adam rentra en lui-même et se demanda : Dieu a-t-il réellement dit… »

Le serpent apparaît comme une figure de tentation extérieure, de ce qui, au dehors, vient toujours menacer, comme le retour du chaos primitif (l’abîme de Ge 1.2) que le serpent semble incarner ici. Nous avons dit que le développement biblique interprétera le serpent comme une personnification du mal extérieur à l’homme. Cette extériorisation de la figure du serpent préserve l’innocence première de l’homme: la tentation et l’objet de séduction viennent de l’extérieur et n’est pas un problème de nature, de biologie, ou de psychologie. Le problème de l’homme n’est pas un problème de nature. Il vient de leur situation existentielle d’être libre dans un corps physique soumis aux contraintes qu’éveillent la possibilité de l’abîme (le chaos) dans le monde.

Intérieur à l’homme

Par contre, le serpent représente le doute (interprétation psychologique, Jacques 1.14) que l’homme expérimente au contact du monde. Lorsque l’homme pèche, il cède au doute. Le péché est le contraire de la foi, non de la vertu, disait Kierkegaard. Ainsi, le serpent devient figure de tentation, de doute, et le serpent se voit comme l’élément intérieur de la tentation, tout comme le « monde » de 1 Jean 2.16 est l’élément extérieur, qui le fait co-naître à ce doute. En ce sens, le vécu de la faute renvoie l’homme à sa faillibilité humaine, d’où l’explication de Jacques 1.14. L,analyse structural de Ge 2-3 montre que le texte marque des ressemblances entre l’homme et le serpent qu’il serait dur de ne pas le remarquer : leur commune nudité, leur caractère de sagesse (ruse = sagesse) et leur proche parenté comme créature de Dieu, créé par Dieu. Ces détails nous font donc penser que c’est dans ce sens que Jacques 1.14 interprète la tentation de Ge 3.

Graphique récapitulatif

 

Conclusion

Nous avons vu l’importance de comprendre le langage symbolique et les genres littéraires des récits primordiaux. Dans ces textes, où le genre narratif côtoie les genres poétique, sapientiel, liturgique, prophétique, le serpent serait une métaphore « matricielle »[24] qui incarnerait toutes les sources de tentation du peuple de Dieu: les tentations intérieures, les tentations du monde, les tentations du diable, et celle de l’abîme toujours là, prêt à resurgir. En racontant la tentation du premier homme, les hébreux ont voulu universaliser cette expérience à tous les hommes et les aider à en comprendre la cause. Le serpent représente ainsi les éléments psychologiques, mondains et sataniques qui viennent « dis-joindre » et « dis-loquer » l’homme d’avec Dieu, d’avec lui-même et d’avec la communauté. Le symbole du serpent n’entend nullement limiter « ce qui vient tenter l’humain » à un animal rusé; l’interprétation littérale vient plutôt tuer l’extension nécessaire, et jamais épuisée, du symbole.

 


[1] L’expression est de Paul Beauchamp, dans Parler d’Écritures sainte, ed du Seuil, 1987, p.78

[2] Deux textes m’ont beaucoup aidé à saisir cet enjeu : Un premier texte, fourni par George Daras que je veux saluer au passage, est la traduction en français du deuxième chapitre d’un livre écrit par Sandra M. Schneiders intitulé The Revelatory text, Interpreting the New Testament as Sacred Scripture, The Liturgical Press, 1999, p. 27-64; Le second, écrit par Paul Ricoeur en 1975, et sur lequel s’appuie largement Schneiders, s’intitule Le Procès Métaphorique, qu’on retrouve en français dans le livre Herméneutique Biblique,Ed. La nuit surveillé, 2001, p. 188ss

[3] À partir de 1998, Paul Ricœur ne parle plus de « mythes », mais de « récits primordiaux » ou « histoire primordiale » (p. 64), dans Penser la Bible, Ed du Seuil, 1998

[4] On pourrait aussi souligner le caractère « polémique » des 2 récits primordiaux par rapports aux mythes du Proche Orient Ancien qui les ont précédé.

[5] Anne-Marie Pelletier, La Bible et sa culture, sous la direction de Michel Quesnel et Philippe Gruson, ed. de Brower, 2000, p.41

[6] A-M P, p.36

[7] Henri Blocher, révélation des origines, PUF, 1988, p.43

[8] HB, Idem, p.51

[9] Ricoeur, Penser la création, p.62

[10] HB, p.112

[11] François Dosse (2001), Paul Ricoeur, les sens d’une vie, ed. La Découverte, p.22. Je recommande à tous cette biographie formidable de plus de 700 pages !

[12] C’est la thèse principale de son livre La symbolique du Mal, où son projet philosophique est ultimement de reconnecter les symboles avec la réalité et réhumaniser l’homme en retrouvant les signes du sacré que l’on retrouve dans l’expression symbolique de l’homme. Voir aussi Jean Grondin, « Le sens un peu oublié de la première entrée de Ricœur en herméneutique », article disponible en ligne ici :http://bibliotecadigital.uca.edu.ar/repositorio/ponencias/sens-peu-oublie-premiere-ricoeur.pdf

[13] Ricoeur, Le conflit des Interprétation, 1969, ed du Seuil, p.284

[14] Idem, p. 280

[15] Paul Ricoeur, l’herméneutique biblique, ed. La nuit surveillé, 2001, p.189

[16] L’expression est de Blocher dans révélation des origines

[17] Voir l’article de Denis O. Lamoureux (2011), Was Adam a real person, Christian Higher Education, no.10, p. 79-96

[18] Schneiders, ch 2 : Le Nouveau Testament comme Parole de Dieu, (édition inconnu…) p.58

[19] Schneiders, p.72

[20] Roger Leys (1969), Teilhard de Chardin et le péché originel, dans Le Christ cosmique de Teilhard de Chardin, textes rassemblés et présentés par Attila Szekeres, ed. du Seuil, Paris, 1969, p.181

[21] Ricœur, Penser la Bible, p.71

[22] Ricœur, Penser la Bible, p. 71

[23] Schneiders, p.55-56

[24] Schneiders, p. 60, reprend les analyses de Sallie McFague dans metaphorical theologie, p. 108-111