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Avant de donner quelques explications sur le Mani le fondateur du manichéisme, je veux souligner que ce sous-titre peu apparaître un peu extrême, je l’admets. L’historien Wallace Watson affirme par exemple « it would be at least be a half truth to say that… Augustine converted the Church to manicheism »[1]. C’est-à-dire : « Ce serait au moins une demi vérité d’affirmer que…Augustin a converti l’Eglise au manichéisme. » Chose certaine, c’est une perspective qui fait l’objet d’intenses recherches[2]. Mais l’accusation n’est pas nouvelle; elle a été soulevée du temps d’Augustin par Julien d’Ecclane, disciple de Pélage.

Il est connu qu’Augustin a été durant 9 ans – entre 20 et 30 ans – un écouteur de Mani, une secte gnostique dont les recherches récentes ont montré la profonde influence sur le christianisme africain au 5ième siècle[3]. Le manichéisme était une secte gnostique et dualiste d’origine Perse, assez semblable du Zoroastrisme. Selon les découvertes récentes[4], Mani aurait grandi dans un milieu juif-chrétien sectaire et sa doctrine est un mélange d’élément apocalyptique juif-chrétien très austère, avec une conception grecque dualiste et gnostique teinté d’ésotérisme.

Cette secte rejetaient l’Ancien Testament, mais gardait des éléments du Nouveau testament, notamment les évangiles, mais valorisait surtout les passages des épîtres de Paul qui semble supporter une forte vision dualiste sur l’homme. On sait maintenant qu’une grande partie des ouvrages d’Augustin, comme les Confessions par exemple, se veulent explicitement anti-manichéens[5], mais fort probablement aussi ont-il été écrits avec l’intention de neutraliser les accusations de crypto-manichéisme qui, dès les touts débuts de sa conversion, ont pesé sur Augustin[6] .

L’idée qui semble se dégager dans la littérature récente est qu’Augustin a tellement voulu lutter contre l’ancien système gnostique envers lequel il a été fidèle[7] durant près d’une décennie qu’il en a assimilé les accents théologiques et pratiques :  une méfiance envers le corps et la concupiscence qu’il génère (c’est-à-dire la libido, les pulsions sexuelles), l’exaltation de l’âme (selon le modèle néo-platonicien où l’âme seule peut contempler le divin), l’emphase sur le problème du mal et de la liberté, les restrictions alimentaires et l’accent sur l’ascétisme[8].Mais aussi un fort déterminisme (la liberté individuelle n’a aucune place). Seul les « Élus » peuvent être sauvé et l’espoir des simples « auditeurs » (comme le fut 10 ans Augustin) est de se réincarner en élus afin de pouvoir être libéré du mal.

Il se trouve en effet qu’en faisant une étude comparative entre le manichéisme et l’augustinisme, il se dégage que le modèle doctrinal qu’Augustin élabore en opposition à son ancienne religion demeure fondamentalement semblable : un cadre pessimiste et gnostique[9], mais renouvelé par le christianisme. Pensons par exemple à la doctrine de la double prédestination, celle de la « chute » d’Adam et l’abandon du « libre arbitre » pour l’état de concupiscence, la doctrine de l’élection des élus et de la damnation de la masse des réprouvés, les deux cités, etc. Cela pointe dans la même direction : un fort pessimisme et dualisme anthropologique. On se demande aussi jusqu’à quel point Augustin s’est départi du fatalisme manichéen qui affecte encore aujourd’hui la doctrine de nombre d’évangélique ?

Une des hypothèses connues est que le débat contre Pélage a radicalisé la pensée d’Augustin. Les experts sur la question parlent d’un « radical shift »[10]  (changement radical) pour étayer cette thèse du revirement vers 396 dans la théologie d’Augustin sur la liberté humaine et la grâce divine. Ce changement est clairement visible dans la lettre à Simplicianus. Augustin y conçoit la concupiscence comme la punition de Dieu aux hommes suivant le péché originel qui se transmet sexuellement. Avant cela, Augustin maintenait la position admise des pères de l’église à savoir une forte doctrine de la liberté humaine (trop forte dans le cas de Pélage qui a minimisé le côté ténébreux et supra-individuel du péché). Il est évident pour plusieurs chercheurs que le changement dans la théologie d’Augustin est moins une innovation, par rapport à ce qu’il confessait avant, qu’une régression à d’anciens schèmes de pensée contre lequel il voulait se distancier.

Que le lecteur sache que nous continuerons à défendre l’idée qu’il faut prendre nos distances par rapport au christianisme augustinien et les semences manichéennes qu’il a introduites dans la théologie évangélique. C’est la même idée que nous avons défendue depuis un an[11], mais avec de nouveaux appuis provenant de la littérature académique, à savoir que le christianisme d’Augustin serait une forme subtil de « crypto manichéisme » ou un christianisme d’influence manichéenne, et qu’il a semé dans la foi chrétienne des semences hétérogènes à la pensée biblique (à la fois gnostique et néo-platonicienne) et dont il faut prendre conscience et bien évaluer l’influence dans la théologie occidentale.

 

Conclusion

La simple lecture des Confessions témoigne de l’énorme influence manichéenne et néo-platonicienne sur la pensée d’Augustin. En paraphrasant la fameuse accusation de Julien d’Ecclane, il ne s’est jamais lavé des mystères de Mani. Rappelons simplement que cette accusation fut faite à l’occasion du durcissement dans le débat contre Pélage, dans lequel Augustin affirma que la volonté de l’homme est mauvaise par nature. Après voir reconnu que le péché est « œuvre de volonté », non « œuvre de nature » contre les manichéens, Augustin défendit sur la base de Rom 5.12ss que cette même volonté était devenue mauvaise en étant impliquée, par transmission héréditaire, dans la volonté mauvaise d’Adam.

Voilà Augustin revenu dans une philosophie réflective essentialiste qui, après avoir rationnaliser le mythe, spécule sur la transmission biologique du péché, telle une essence corrompant jusqu’au bébé dans le ventre de la mère. Et qui porte avec elle la condamnation juridique de tous les hommes dans une « massa damnata ».

Mais cette tare est-elle réellement transmissible biologiquement ???


[1] Wallace Matson, A New History of Philosophy, vol 1, From Thales to Ockham, New York, Harcourt, 2000, p. 240

[2] Un ouvrage majeur sur le sujet a été publié en 2010 :

Jason David BeDuhn (2010) Augustine’s Manichaean Dilemma, 1 : Conversation and Apostasy, University of Pennsylvania Press, 402 p.

[3] Voir Johannes van Oort (2011) Augustine’s Manichaen Dilemma in context, Vigiliae Christianae 65, p. 543-567

[4] Par exemple le Cologne Mani Codex (CMC)

[5] Lire le fascinant article de : Rodhes Eddy (2009) Can a leopard change its spots ?: Augustine and the crypto-Manichaeism question. Scottish Journal of Theology 62, p. 316-346

[6] Jason BeDuhn, Augustine accused : megalius, Manichaeism, and the Inception of the Confessions, Journal of Early Christian Studies 17.

[7] « assez fidèle » parce qu’il continuait malgré tout ses légendaires débauches sexuelles

[8] Oort, p. 553; Eddy, p.320

[9] Sinnige, cité par Rhodes Eddy, p.338

[10] Ludwig Koenen (1978) Augustine and Manichaeism in Light of the Cologne Mani Codez, Illinois Classical Studies 3, p. 161

[11] Le premier à nous avoir conduit sur cette piste a été Paul Ricoeur