Une brève étude historique de Peter Enns.

Introduction

La question de la date de rédaction de la Genèse n’est pas nouvelle ; elle est centrale dans les études universitaires modernes de la Bible depuis le XVIIe siècle. Malheureusement, ce développement académique est souvent considéré comme largement négatif, comme s’il gênait une opinion consensuelle fixée depuis plusieurs milliers d’années chez les Juifs et les chrétiens. L’étude universitaire moderne de la Bible est loin d’être au-dessus de toute critique, et il y a eu certaines dérives dramatiques qui n’avaient aucun précédent dans la période pré-moderne. Mais il est faux de suggérer qu’un consensus universel et fixe a soudainement été attaqué par les universitaires. L’étude universitaire moderne du Pentateuque ne vient pas de nulle part ; la paternité du Pentateuque dans son ensemble a posé quelques problèmes à des lecteurs des siècles qui précédaient la période moderne.

Avoir un aperçu de la date de la rédaction du Pentateuque a aidé certains lecteurs d’aujourd’hui à comprendre pourquoi il a été écrit. Cette question du pourquoi est importante quand la discussion tourne à la question de la relation entre la Genèse et la science moderne – que ce soit la cosmologie, la géologie, ou la biologie. Plus nous comprenons ce que l’auteur de la Genèse voulait en l’écrivant, mieux nous serons placés pour affirmer dans quelle mesure la Genèse est compatible ou non avec la science moderne. Faire de fausses suppositions sur ce que l’on attend de la Genèse est peut-être le seul et le plus grand obstacle à une discussion fructueuse entre la science, surtout l’évolution, et le christianisme.

Cet essai est limité dans sa portée. Il est avant tout une enquête historique descriptive de quelques problèmes qui entourent la question de la date de rédaction du Pentateuque et de la façon dont on a répondu à cette question. Il y aura toujours des différences d’opinion sur la réponse spécifique à cette question mais il y a un consensus fort et général aujourd’hui chez les spécialistes de la Bible qu’il est important d’appréhender en essayant de comprendre la Genèse : le Pentateuque tel que nous le connaissons est le produit final d’un processus littéraire complexe – écrit et oral – qui ne s’est terminé que vers l’exil (586-539 av. JC) et la période post-exilique. Le Pentateuque tel que nous le connaissons est une réponse à la crise de l’exil, et une grande partie de l’Ancien Testament semble pouvoir être expliqué ainsi. Comprendre un peu pourquoi nous avons une Bible aidera les lecteurs chrétiens d’aujourd’hui à penser plus théologiquement la meilleure façon d’engager la Genèse comme la parole de Dieu quand le sujet tourne à la compatibilité entre la Genèse et l’évolution.

Le Pentateuque soulève lui-même des questions à son propos

Cela fait très longtemps que des lecteurs alertes remarquent que le Pentateuque demande des explications. C’est un document qui soulève lui-même des questions à propos de sa consistance, de sa fluidité logique, et surtout de comment tout cela pourrait avoir été écrit par un seul homme, Moïse, au milieu du deuxième millénaire. La genèse occupe à elle seule les exégètes bibliques depuis les temps qui précèdent le Christ. Certaines questions viennent à l’esprit au cours d’une lecture de la Genèse, telles que :

  • Pourquoi y a-t-il deux récits différents de la création au début de la Bible ? (Gn 1.2-4a et 2.4b-25)
  • Pourquoi le sacrifice est-il mentionné comme habituel à l’aube des temps, et pourquoi joue-t-il un si grand rôle avec Caïn et Abel ? (Gn.4)
  • Si Adam et Eve sont les premiers humains, comment Caïn a-t-il pu prendre femme et comment peut-il avoir peur d’autres personnes qui le tueraient pour venger le meurtre de son frère ? (Gn4)
  • Pourquoi le récit du déluge est-il si coupé et répétitif ? (Gn6-9)
  • Pourquoi y a-t-il deux histoires de la dispersion des nations ? (Gn10 et 11.1-9)
  • Qui est Melkisédeq et comment peut-il être un prêtre du Dieu d’Israël au temps d’Abraham ? (Gn. 14.18)
  • Pourquoi y a-t-il deux récits de l’alliance avec Abraham ? (Gn.15 et 17)
  • Comment est-il possible qu’Abraham soit décrit comme un gardien de la loi alors que la loi n’est pas encore donnée ? (Gn26.5)
  • Comment est-il possible que le concept de la royauté israélite soit mentionné avant qu’Israël n’existe comme nation ?

Ces questions et d’autres encore se posent lors d’une lecture attentive et non par scepticisme. Certains lecteurs fidèles de la Bible méditent certaines d’entre elles depuis les temps qui précèdent Jésus. La longue histoire de l’interprétation biblique juive et chrétienne a été tout sauf timide sur ces problèmes. Toute bibliothèque théologique qui se respecte a des rangées et des rangées de commentaires et autres livres sur la façon dont la Genèse a été interprétée les 2000 dernières années, ce qui semble montrer que, confrontés à une myriade de défis interprétatifs, il a toujours fallu y mettre beaucoup d’énergie et de créativité[i]. Répondre à ces questions a finalement mené à l’étude moderne de la Genèse puis de l’Ancien Testament dans l’ensemble. En ce qui concerne la Genèse, des chercheurs modernes ont amené la question bien plus loin que leurs prédécesseurs, et ces efforts peuvent être jugés selon leurs propres mérites. Mais les universitaires modernes n’ont pas créé le problème – c’est le Pentateuque qui les a créés.

Deux exemples précoces

Illustrons concrètement les questions que le Pentateuque soulève par deux problèmes discutés dans la période pré-moderne : l’un concerne le Deutéronome et l’autre la Genèse.

Le Deutéronome est globalement une série de discours de Moïse donnés à la frontière du pays promis (il n’était pas autorisé à entrer dans Canaan). L’opinion traditionnelle veut que Moïse ait écrit ce livre, mais cela n’est dit nulle part dans le Deutéronome. En fait, le contenu du livre donne un argument contre cette idée. D’abord, le livre tout entier est écrit à la troisième personne et raconte ce que Moïse a dit et fait. Au chapitre 1 :5, nous lisons :

« Moïse commença à expliquer cette loi et dit…[1]»

Ce n’est pas Moïse qui l’écrit mais quelqu’un d’autre (voir aussi par exemple 4 :41, 44 et 5 :1). Insister que Moïse écrit sur lui-même à la troisième personne contourne les implications de ce que le texte dit. De plus, ni le début ni la fin du Deutéronome ne permettent à Moïse d’en être l’auteur ; au moins un ancien interprète, que nous rencontrerons bientôt, l’a remarqué. Mais il nous faut en premier lieu clarifier le problème.

Le premier verset du Deutéronome dit :

« Voici les paroles que Moïse adressa à tout Israël, de l’autre côté du Jourdain »

(voir aussi 1 :5). Une fois encore, il s’agit d’un commentaire sur Moïse au temps du passé. Remarquez aussi que celui qui écrit semble avoir atteint Canaan alors que ce n’est pas le cas de Moïse (voir. Nb20 :12 et Deut.32-48-52), ce qui semble indiquer clairement que Moïse n’est pas responsable au moins de la forme définitive du Deutéronome. Certains ont essayé de sauver la paternité de Moïse en disant que la phrase traduite de l’hébreu par « de l’autre côté de la rivière » (be-heber hay-yarden) est un terme géographique conventionnel – de même que l’ « East River » ou « South central Los Angeles » aujourd’hui (ces lieux sont à l’est ou au centre sud quelque soit l’endroit dans lequel celui qui parle se trouve). Donc peut-être que « de l’autre côté de… » signifie simplement « Jourdain est » ce qui laisse ouverte la possibilité que Moïse soit l’auteur de Deut. 1 :1-5. Mais c’est hautement improbable. D’abord, nous avons le scénario douteux d’un Moïse qui écrit à son propos à la troisième personne et au passé. Ensuite, la même phrase en hébreu est retrouvée dans Deut. 3 :25 et 11 :30, phrase prononcée par Moïse et faisant référence au pays promis, c’est-à-dire à l’ouest du Jourdain. En d’autres termes, « de l’autre côté du Jourdain » signifie exactement ce qui est dit : le côté où je ne suis pas. C’est un terme géographique relatif, et non pas fixe.

L’auteur du Deutéronome a dû vivre après la mort de Moïse. Si l’on s’en tient au récit de la mort de Moïse dans le Deutéronome (que Moïse n’a pas pu écrire), il semble que l’auteur du Deutéronome ait vécu dans des temps lointains après sa mort. Les versets 6 et 10 sont particulièrement importants. Après la mort et l’enterrement de Moïse, le verset 6 dit :

« Personne n’a connu son sépulcre jusqu’à ce jour. »

et le verset 10 ajoute :

« Il n’a plus paru en Israël de prophète semblable à Moïse ».

Le fait que le lieu de son sépulcre soit inconnu suggère qu’une longue période est passée.[ii] Il faudrait sinon soutenir que Moïse a écrit sa future mort à la troisième personne et au passé et a anticipé que le lieu de son sépulcre serait inconnu, ce qui n’est pas très crédible. Cela rend aussi très improbable que quelqu’un de la génération de Moïse (comme Josué) l’ait écrit à moins de conclure qu’en une génération les Israélites ont oublié l’endroit où ils ont mis le corps de Moïse. Il en est de même pour le verset 10 :

« Il n’a plus paru en Israël de prophète semblable à Moïse ».

Cette observation n’a aucun sens s’il n’y a qu’une, deux, trois ou quatre générations qui sont passées. Toute la gravité du verset 10 est perdue si l’on ne présume pas que beaucoup de temps est passé – même après tout ce temps, personne n’a paru comme Moïse.

Il est clair qu’un écrivain nous raconte ce que Moïse a dit et fait il y a très longtemps. Alors, qui a écrit le Deutéronome ? Le Père de l’Eglise Jérôme (347-420), sans grande élaboration, propose une explication sobre de l’histoire de la mort de Moïse – et cette explication peut être retrouvée sous plusieurs formes chez des interprètes plus tardifs. « A ce jour »  du Deutéronome 34 :6 réfère au temps d’Ezra, propose Jérôme – le retour de l’exil babylonien vers la moitié du Ve siècle av. J.-C.[iii] Il ne dit pas qu’Ezra est à l’origine de tout le livre, ni qu’il est à l’origine de quoi que ce soit d’autre que de ce verset. Il ne nous dit pas non plus pourquoi il a choisi un personnage post-exilique plutôt que Josué, David, Salomon, ou quelqu’un de plus proche dans le temps. Quoi qu’il en soit, Jérôme a vu un problème qui avait besoin d’une explication et en a proposé une. Il n’était pas du tout catégorique et ne semblait pas particulièrement attaché à défendre son opinion. Il n’attaquait pas du tout la Bible en suggérant que Moïse n’avait pas écrit ce verset. Il exerçait son bon sens.

Abraham Ibn Ezra, rabbin du XIIe siècle, est un deuxième interprète du Deutéronome. Ibn Ezra était brillant et respecté et rechignait à rompre avec la tradition trop rapidement – y compris avec la tradition selon laquelle Moïse a écrit le Pentateuque. Pourtant, il semble y avoir eu une tendance indépendante en lui. Il note plusieurs passages dans le Pentateuque qui lui semblent incompatibles avec l’idée que Moïse en est l’auteur :

  • Moïse n’a pas traversé le Jourdain (le problème du Deut. 1 :1-5)
  • Ibn Ezra réfère énigmatiquement à un « mystère des douze » concernant la rédaction par Moïse. Le philosophe Spinoza du XVIIe siècle (voir ci-dessous) le comprend comme référant à Deut. 27 et Jos.8 :37, où le livre entier est gravé sur un autel de douze pierres. Apparemment, le « livre de Moïse » était assez petit pour tenir sur un petit espace et donc ne pouvait pas inclure tout le Pentateuque.
  • Ibn Ezra sent que le récit à la troisième personne de la vie de Moïse pose problème pour l’hypothèse d’un Moïse auteur, en citant Deut.31 :9 (« Moïse écrivit cette loi »).
  • Selon Gn.22 :14, la montagne de Dieu s’appelle la montagne de Morija. Morija n’est mentionnée encore que dans 2 Chroniques 3 :1 comme le lieu du temple. En citant cela, Ibn Ezra a peut-être pensé que la référence à Morija dans la Genèse est anachronique. L’écrivain de la Genèse a vécu beaucoup plus tard et a placé cette référence à la Montagne de Morija au temps d’Abraham pour légitimer le lieu du temple.
  • Selon Deut.3 :11, le lit de fer d’Og, roi de Basan, long de neuf coudées est resté à Rabbath. Pour Ibn Ezra, cela ressemble à l’explication d’une ancienne relique. Il attribue ce commentaire au temps de David qui conquiert la cité en 2S12 :30.
  • Dans Gn 12 :6, lors du séjour d’Abraham dans le pays promis, le narrateur commente : « en ce temps… ». Ibn Ezra en conclut que ce commentaire fut écrit alors que les Cananéens n’occupaient plus le pays – après la conquête finale du pays de Cana sous le règne de David, 1000 ans plus tard. « Ce texte a un sens secret, écrit-il, que celui qui le comprend se taise. »[iv]

Ibn Ezra semble avoir pensé qu’une paternité du Pentateuque à l’époque de David permettrait de l’expliquer en partie. Des critiques bibliques adopteront plus tard une position similaire, puisque l’époque de David et de Salomon fut une époque de relative paix, époque propice à la composition d’une histoire nationale. Des recherches plus tardives conduisent à penser que cette époque de la jeune monarchie ne fut que le début d’un processus de rédaction qui ne s’achèverait qu’après l’exil, idée qu’Ibn Ezra ne pouvait adopter dans le contexte qui fut le sien. Un autre point est soulevé par Ibn Ezra : les difficultés du Pentateuque sont nombreuses, elles ne concernent pas qu’un verset comme pour Jérôme. S’il ne fait qu’en effleurer la surface, la liste d’Ezra soulèvera des questions importantes pour les chercheurs des siècles à venir : le Pentateuque est-il un document essentiellement mosaïque qui n’a été qu’actualisé ici et là, ou bien ces exemples indiquent-ils quand le Pentateuque et la Genèse ont été écrits dans leur ensemble (pas plus tôt qu’au temps de David) ?

On ne peut pas attendre d’Ibn Ezra qu’il traite de cette question étant donné son contexte historique. Cinq cents ans plus tard, cependant, le philosophe juif  Baruch Spinoza (1632-1677) s’inspire explicitement de son œuvre et va plus loin (dans la théorie comme dans la controverse). Dans son Traité théologico-politique de 1670, Spinoza développe ses thèses sur la Bible dans son ensemble et consacre quelques pages au Pentateuque.[v] Spinoza passe en revue les difficultés vues par Ibn Ezra en ce qui concerne la paternité mosaïque et en ajoute quelques unes. Il conclut :

« De tout cela, il devient plus clair que le jour à midi que le Pentateuque n’a pas été écrit par Moïse mais par quelqu’un d’autre qui a vécu de nombreuses générations plus tard. »[vi]

Spinoza soutient que seul le prêtre post-exilique Ezra peut en être responsable, même prêtre choisi par Jérôme environ 1300 ans plus tôt. Mais Spinoza fait explicitement d’Ezra le responsable de tout le Pentateuque (sans parler de Josué à 2 Rois).

En ce sens, l’idée de Spinoza est bien plus radicale que celles soutenues avant lui et l’importance de la période post-exilique pour de longs extraits du Pentateuque continuera à ricocher à travers l’histoire de l’exégèse biblique jusqu’à aujourd’hui. Cependant, la position de Spinoza n’est pas encore une théorie compréhensive du comment le Pentateuque est devenu ce qu’il est. Une telle théorie était encore à quelques générations et apportera avec elle le véritable aspect de la critique biblique moderne.

Le commencement de la critique moderne de l’Ancien Testament : les deux noms de Dieu

La critique moderne de l’Ancien Testament ne commence véritablement qu’environ un siècle après Spinoza. Les questions sur la Genèse en sont le moteur, l’une d’entre elles tout particulièrement : pourquoi Dieu a-t-il deux noms dans la Genèse ? Ce n’est pas exagéré de dire que les réponses données à cette question ont donné naissance à l’étude moderne du Pentateuque. Celui à qui on attribue généralement cette révolution dans la critique biblique était un professeur de médecine et le médecin de Louis XV, Jean Astruc (1684-1766). Il semble avoir été assez travailleur. En plus d’enseigner et de soigner le monarque français, Astruc lisait aussi beaucoup d’hébreu et en arrive à une théorie sur la Genèse qui est devenue le fondement de toute recherche académique après lui.

Astruc ne cherchait pas à se faire un nom dans l’histoire de l’exégèse biblique, il était juste curieux de comprendre pourquoi Dieu avait deux noms dans la Genèse. Le chapitre premier le nommait Elohim (mot hébreu traduit par Dieu), les chapitres 2 et 3 le nommaient Yahweh Elohim (traduit par Eternel Dieu dans la plupart des traductions françaises), et le début du chapitre 4 le nommait Yahweh (Eternel). Il trouvait intéressant que la différence de noms coïncide avec la perspective différente de la création que présentaient ces chapitres. Il se demanda s’il pouvait découvrir un schéma plus large et entreprit une analyse systématique de la Genèse. Il en conclut que la meilleure façon de rendre compte des deux noms de Dieu était de postuler l’existence de deux documents indépendants à l’origine qu’il nomma A (Elohim) et B (Yahweh). Astruc pensait que ces documents étaient d’anciens mémoires que Moïse avait pris et arrangés ensemble. En d’autres termes, Moïse était l’éditeur de la Genèse. Quand ces mémoires se chevauchaient dans ce qu’ils disaient, il les mettait côte à côte (comme dans Genèse 1 et 2) ou les tissait ensemble (comme dans l’histoire du déluge).

Astruc ne s’intéressait pas particulièrement aux éléments post-mosaïques de la Genèse qui occupaient Spinoza et Ibn Ezra. Il portait son attention sur les éléments pré-mosaïques de la Genèse. Puisque Moïse avait vécu des centaines d’années après les derniers événements racontés par la Genèse (et plus de deux millénaires après les événements racontés en Genèse 1-11 selon une lecture littérale de la chronologie de la Genèse), il ne pouvait certainement pas être un témoin de ces événements. Astruc se demandait comment Moïse pouvait les connaître. Par révélation divine, peut-être ? Peu probable, pensait Astruc. Aucune information n’est présentée comme révélée à qui que ce soit comme dans les données de la loi ou l’inspiration des prophètes. Pour Astruc, la Genèse était une chronique que l’on pouvait trouver ailleurs dans le Pentateuque ou les livres historiques, et Moïse avait écrit en simple historien qui avait en sa possession ces deux mémoires.

Puisqu’il n’était pas exégète de formation, Astruc n’était pas sûr de ses conclusions. Il était aussi inquiet que ses hypothèses soient utilisées pour attaquer la Bible, ce qui était le contraire de son intention. Il était encouragé par un ami, cependant, et se décida à publier ses hypothèses de façon anonyme afin de soumettre sa théorie à la critique professionnelle et de l’abandonner si besoin.[vii] Au lieu de critique, sa théorie fut acclamée, en partie grâce au travail de Johann Gottfried Eichhorn (1753-1827), un exégète biblique contemporain, dont le travail corroborait celui d’Astruc.[viii]

Alors que les exégètes bibliques continuaient à réfléchir à la Genèse et à l’idée des mémoires d’Astruc, ou « sources », ils remarquèrent que les schémas qu’Astruc avait vus dans la Genèse pouvaient être retrouvés dans le Pentateuque. Cela signifiait que la théorie d’Astruc des sources de la Genèse pouvait aussi être appliquée au Pentateuque. Cette idée changea la donne, car cela signifiait que 1) Il y avait eu un processus éditorial majeur qui avait combiné des documents séparés à l’origine pour composer le Pentateuque entier et 2) que cela devait avoir eu lieu après Moïse puisque le Pentateuque possédait des éléments post-mosaïques reconnus depuis longtemps. De Ibn Ezra et Spinoza qui soulignaient les problèmes du Pentateuque, nous sommes passés à une théorie qui explique comment ces problèmes sont venus au jour. La théorie d’Astruc était la clé : différents documents rédigés par différents auteurs compilés ensuite par un éditeur – seulement ce n’était plus Moïse qui n’éditait que la Genèse, mais quelqu’un beaucoup plus tard qui éditait tout le Pentateuque. Les générations suivantes d’exégètes de l’Ancien Testament travailleraient avec ce modèle pour chercher la meilleure explication des propriétés du Pentateuque. Des théories ont été proposées – certaines acceptées, d’autres rejetées, d’autres encore modifiées – jusqu’à un pic au XIXe siècle (voir ci-dessous).

Un autre développement très important dans l’étude biblique prend forme avec la recherche des sources qui précédaient le Pentateuque : les exégètes commencent à se concentrer sur les circonstances historiques qui ont donné lieu à ces sources. Le Pentateuque est lu, non comme nous racontant l’histoire de Noé, Abraham ou Moïse, mais comme nous racontant les circonstances historiques des écrivains individuels des sources. On ne peut surestimer l’importance de ce glissement dans l’histoire de l’étude biblique moderne. Le Pentateuque et la Bible dans son ensemble ne font pas que raconter des événements de façon neutre, mais nous disent ce que les écrivains comprenaient ou croyaient à propos de ces événements. La valeur historique de la Bible doit être extraite en dessous de la surface du texte et corroborée par des sources extérieures, textuelles et archéologiques. Cette vision de la valeur historique (ou de son absence de valeur historique) de l’Ancien Testament est l’une des raisons principales pour lesquelles certains voient l’exégèse biblique moderne avec beaucoup de suspicion.

Le Pentateuque post-exilique de Julius Wellhausen

En 1878, l’exégète de l’Ancien Testament allemand Julius Wellhausen publie son Prolegomena zur Geschichte Israels (Prolégomènes à l’histoire d’Israël), souvent considéré comme le livre le plus influent sur l’Ancien Testament publié dans l’ère moderne. Non parce que Wellhausen avait raison en tous points, mais parce que son travail est devenu le point de départ de travaux académiques conséquents. Wellhausen prétendait avoir résolu le problème de la naissance du Pentateuque. Sa théorie est très détaillée, mais son idée générale peut être rapportée rapidement. Une lecture attentive du Pentateuque révèle différents schémas – par exemple, les points de vue théologiques et l’utilisation d’un vocabulaire spécifique (le nom de Dieu sur lequel Astruc a écrit en est un exemple). En travaillant avec ce qu’Astruc, Eichhorn et d’autres précurseurs importants avaient proposé, Wellhausen groupe des sections du Pentateuque qui semblent avoir des caractéristiques similaires. Certaines de ces sections sont des chapitres, d’autres des morceaux de versets. Wellhausen pense comme les exégètes qui le précèdent que ces groupes de textes sont des documents distincts à l’origine qui ont été le matériel source pour ce qui est devenu par la suite le Pentateuque à une époque bien plus tardive. (C’est pourquoi on appelle sa méthode « critique des sources » et sa théorie « l’hypothèse documentaire ».)

Jusque là, rien de bouleversant étant donné le climat académique. Mais Wellhausen ne s’est pas contenté de trouver des sources et d’en rester là. Il était beaucoup plus polémique. Wellhausen soutenait que l’éditeur avait compilé ces sources après le retour de l’exil sans essayer de respecter l’intégrité des originaux, ni leur ordre chronologique. En fait, il avait coupé et collé des sources ensemble conduites par un agenda théologique étonnant, voire troublant (auquel nous arrivons dans un instant). Ce qui nous amène à ce qu’il y a de particulier à l’explication de Wellhausen du Pentateuque : le Pentateuque obscurcit l’histoire réelle d’Israël. Wellhausen prétend avoir redécouvert l’histoire réelle d’Israël  1)en démêlant les documents originaux 2) en les replaçant dans leur ordre chronologique. En d’autres termes, Wellhausen a reconstruit l’histoire d’Israël, et c’est ce qui a rendu son travail si polémique. Même les exégètes conservateurs reconnaissaient qu’il y avait plusieurs sources au Pentateuque (bien qu’ils assignassent le travail d’édition à Moïse comme Astruc). Mais pour Wellhausen, les sources s’interpénétraient et son analyse n’était que la première étape d’un programme plus large, comme le titre de son ouvrage l’indique : Prolegomena zur Geschichte Israels.

Wellhausen identifie quatre sources : J, E, D, et P, dans cet ordre.[ix] J pour « Yahwiste » (écrit avec un J en allemand), l’auteur anonyme d’un document qui reflète (entre autres) sa préférence à utiliser Yahweh pour référer à Dieu. J était le B d’Astruc. La source E (Elohim, A d’Astruc) est un travail qui date du 9e siècle av.J.C. et reflète la préférence de cet auteur pour Elohim comme nom de Dieu. Une grande partie de la Genèse se compose de E et J. Vient ensuite D (Deutéronome), qui réfère surtout au Deutéronome et à d’autres parties du Pentateuque qui expriment des intérêts théologiques similaires. La source D date de la fin du 7e au 6e siècle av.J.C., proche du temps où le royaume du sud, la Judée, est emmené en exil à Babylone. La dernière source, considérée comme datant du début de la période post-exilique par Wellhausen (autour de 500 av.J.C.) est P (prêtre). Cet auteur est responsable pour ce que Wellhausen pensait que des prêtres produiraient : la section du tabernacle en Exode, les rituels dans le Lévitique, et les lois en général – à peu près tout ce qui ressemble à un rituel et au légalisme. Tout cela aurait été mis ensemble par un éditeur (R, rédacteur) au milieu du 5e siècle av.J.C..

Deux caractéristiques de la théorie de Wellhausen nous intéressent particulièrement. D’abord, le document le plus ancien (J) a été écrit environ un demi millénaires après Moïse, l’auteur traditionnel du Pentateuque. Donc même les parties les plus anciennes du Pentateuque sont loin de l’époque de Moïse. Ensuite, tout ce qui est légal et rituel (P), donné à Moïse sur le Mont Sinaï d’après Exode – ce qui est le plus associé à Moïse – a été écrit en dernier, environ un millénaire après Moïse. Ces quatre sources ont été arrangées dans le Pentateuque par un éditeur post-exilique, plutôt prêtre, qui selon Wellhausen avait un programme : il voulait placer la loi au début de l’histoire d’Israël. Le travail d’édition n’a été qu’un succès partiel, puisque il reste des indices que des gens comme Wellhausen prétendent avoir trouvés – comme des anachronismes ou des contradictions théologiques. D’autres l’ont remarqué, mais Wellhausen a proposé une théorie compréhensive et persuasive pour les expliquer.

Mais aussi compréhensive et persuasive qu’elle soit, la théorie de Wellhausen met très sérieusement en doute la valeur du Pentateuque en tant que récit correct d’événements historiques. En fait, Wellhausen soutient que l’image historique que donne le Pentateuque est trompeuse. Ce n’est qu’après avoir démêlé le désordre créé par le rédacteur et mis les sources dans l’ordre que l’on peut voir la progression de la religion d’Israël, de simple à complexe ou mieux, de libre à légaliste.[x] J et E sont les sources les plus anciennes, et leur théologie reflète une relation simple et libre avec Dieu, dépourvue de rituel, comme lorsque Abraham construit un des autels à Shechem et Bethel (Gen.12 :6-8). Le rituel serait imposé plus tard, et commencerait avec D. Cet auteur commence à piétiner l’expression religieuse spontanée. Wellhausen y voit le début du dogme juif, attentivement gardé par la classe des prêtres qui se développe. L’adoration doit désormais être contrôlée par un clergé et avoir lieu sous son regard en un seul endroit, le lieu que Yahweh choisira (Dt.12), c’est-à-dire Jérusalem. Selon Wellhausen, D ne nous donne pas la législation mosaïque du second millénaire qui a posé le modèle de l’histoire légale d’Israël. Il nous donne plutôt une propagande de la moitié du premier millénaire, où les mots sont mis dans la bouche de Moïse.[xi]

Il est facile de comprendre ce qui a rendu la théorie de Wellhausen polémique. Mais ce n’est pas fini. Ce que D a commencé a été porté avec plus de force par P. Là, Wellhausen voit des prêtres devenir fous, faire toutes sortes de régulations pour ce qui devrait être sacrifié et quand, combien, et pour quelles raisons (voir Lévitique). Nous sommes loin d’Abraham construisant des autels par dévotion pour Yahweh qui lui est apparu à cet endroit. P est un légalisme pur et simple et selon Wellhausen, donnerait finalement naissance au judaïsme, une religion complètement contraire à l’esprit de l’expression religieuse libre de J et E. La législation sacerdotale et le judaïsme qui en vient étaient une religion différente de ce que l’Ancien Testament lui-même décrivait vraiment – si tant est que l’on sache déchiffrer les indices laissés dans le texte, ce qu’il prétend avoir fait.[xii] Pour Wellhausen, la loi n’était pas le point de départ de l’histoire d’Israël, mais celui de l’histoire du judaïsme.

La théorie de Wellhausen est créative et persuasive, mais non sans problèmes, et je ne cherche pas à dire le contraire. En fait, des éléments de sa théorie ont été mis en difficulté juste après qu’il l’ait proposée. Par exemple, la notion selon laquelle les intérêts sacerdotaux sont totalement le produit d’un légalisme juif post-exilique est impossible à maintenir. L’importance de la période post-exilique pour le Pentateuque est encore un consensus académique, mais ce qui occupait la source P de Wellhausen (les lois, les prêtres, les rituels religieux) fait partie du Proche Orient depuis bien longtemps et même avant qu’Israël n’existe. Des découvertes archéologiques ont permis de le découvrir après l’époque de Wellhausen, ce qui le rend peut-être pardonnable d’avoir parlé aussi précipitamment. Mais personne aujourd’hui ne soutient que le légalisme juif du Pentateuque n’est apparu qu’après l’exil. De même, Wellhausen prétend que les prophètes ne connaissaient pas P : cette idée ne permet pas de rendre compte de la théologie d’Ezéchiel qui ressemble à P en certains endroits, suggérant ainsi que les questions sacerdotales ne sont pas que post-exiliques. Il semble y avoir aujourd’hui un consensus général selon lequel l’auteur de D était aussi conscient des problèmes sacerdotaux. Certains universitaires se sont aussi demandés si J et E sont des documents différents.

Plus simplement, les sources ne peuvent pas être séparées et datées aussi simplement que le pensait Wellhausen. D’autres théories ont été proposées peu de temps après Wellhausen qui ont forcé certains ajustements ou allaient dans une autre direction.[xiii] Il n’y a aujourd’hui pas de théorie qui soit universellement reconnue sur la question de la naissance du Pentateuque. Certains universitaires vont jusqu’à dire que le champ est dans un état de chaos. C’est à la fois vrai et faux. La critique des sources est toujours une théorie dominante enseignée dans des universités et séminaires partout, mais tout le monde ne s’accorde pas sur les détails, et la critique des sources est souvent proposée avec d’autres méthodes. Cela dit, cependant, le travail de Wellhausen a été central dans la mise en place de l’étude académique moderne du Pentateuque : le Pentateuque tel que nous le connaissons n’a pas été écrit d’un seul morceau par un Moïse du second millénaire, mais est le produit fini d’un processus littéraire complexe – écrit, oral – qui ne s’est terminé qu’après le retour de l’exil. Sur ce point il y a peu de désaccords. De fait, la période post-exilique n’est pas cruciale que pour le Pentateuque.

L’Ancien Testament, l’exil et la définition de soi d’Israël

Quand a été écrit l’Ancien Testament et pourquoi ? Si nous examinons l’Ancien Testament dans son ensemble, même brièvement, ce que nous avons vu sur la date de la Genèse sera mis en relief. De même qu’avec le Pentateuque, les périodes exilique et post-exilique jouent un rôle important dans la formation de l’Ancien Testament.

Malheureusement, les chrétiens pensent souvent que la « période biblique » s’étend de la Genèse à la chute de Jérusalem et à la déportation d’Israël à Babylone dans 2 Rois 25 (environ 586 av.J.C.). C’est l’essentiel de l’histoire, avec Esdras et Néhémie et quelques autres prophètes mineurs qui forment un post scriptum post-exilique et terminent la triste histoire par une fin tragique. Selon cette caractérisation, les périodes exilique et post-exilique deviennent une sorte d’âge obscur postbiblique : tout ce qui valait la peine de connaître est déjà arrivé. Israël a échoué, il est temps de passer à autre chose.

En vérité, c’est cette période dite postbiblique qui est la période biblique, c’est-à-dire la période durant laquelle l’Ancien Testament hébreu tel que nous le connaissons aujourd’hui a pris forme en tant qu’ensemble définitif de textes sacrés. Il est clair qu’Israël a archivé, raconté encore et encore des parties de sa propre histoire – à l’écrit et à l’oral – des centaines d’années avant l’exil. Peu le contrediraient. Il est cependant improbable que les archives des anciens exploits, de la cour politique et des poèmes fussent considérés comme « Ecriture sacrée » à l’époque. C’est un développement plus tardif qui a été motivé par la crise nationale d’Israël.

L’exil a été l’événement historique le plus traumatique et du coup le plus influent de l’histoire ancienne d’Israël. Les Israélites se considéraient comme le peuple choisi de Dieu : on leur a promis la possession perpétuelle du pays, le temple glorieux comme lieu d’adoration et qu’un descendant de David serait assis à perpétuité sur le trône (2S7 :4-16). Avec l’exil, cette promesse touche à sa fin soudaine et dévastatrice. L’exil à Babylone n’était pas un inconvénient. Il signifiait pour les Israélites que leur relation avec Dieu avait été interrompue. Dieu ne pouvait plus être adoré comme il le demandait, dans le temple de Jérusalem. La connexion d’Israël avec Dieu était coupée : ni pays, ni temple, ni sacrifices, ni roi. Au lieu d’exhorter les autres nations à reconnaître le vrai Dieu, ce qui était l’appel d’Israël, Israël a été humilié par ces nations. Au lieu des nations accourant vers eux, ils deviennent esclaves dans un pays étranger. Israël devient étranger à Dieu.

L’impact de cette série d’événements ne peut pas être sous évalué. Puisque ce qui les liait auparavant à Yahweh n’est plus accessible, les Israélites se tournent vers ce qui les en rapproche le plus : ramener leur passé glorieux à leur présent misérable par un ensemble officiel d’écrits. Certains de ces écrits ont été rassemblés ou édités pendant l’exil ou après, alors que d’autres ont été composés à cette période. Mais le traumatisme de l’exil était le facteur clé de la création de ce qui est devenu « la Bible ». Walter Brueggemann résume bien le consensus académique :

« Il est de plus en plus reconnu que l’Ancien Testament dans sa forme finale est le produit d’une réponse à l’exil babylonien. Cette prémisse doit être établie plus précisément. La Torah (Pentateuque) a probablement été complétée en réponse à l’exil et la formation ultérieure du corpus prophétique et des ‘écrits’ [i.e. les textes poétiques et de sagesse] comme corps de littérature religieuse (canon) doit être comprise comme le produit d’un Judaïsme du Second Temple [= période post-exilique]. Ceci suggère que par leur intention, ces matériaux sont une réponse cohérente et intentionnelle à des circonstances particulières de crise… Quels que soient les anciens matériaux utilisés (et l’utilisation d’anciens matériaux peut difficilement être remise en cause), la location exilique et/ou post-exilique de la forme finale du texte suggère que les matériaux de l’Ancien Testament, compris normativement, doivent être pris précisément en une crise de déplacement, quand les anciennes certitudes – socio-politiques comme théologiques – ont échoué. »[xiv]

La question centrale que se posent les Juifs exiliques et post-exiliques était : « Sommes-nous toujours le peuple de Dieu ? Après tout ce qui est arrivé, sommes-nous toujours reliés aux Israélites des temps anciens, avec qui Dieu parlait et à qui il montrait sa fidélité ? » Leur réponse à ces questions a été de raconter leur histoire à partir du commencement et de leur point de vue post-exilique, ce qui signifiait éditer des travaux plus anciens et en créer de nouveaux. La création de la Bible hébraïque, autrement dit, est la définition que se donne Israël en tant que nation et peuple de Dieu comme réponse à l’exil babylonien. Ce qui suit est une brève description de ce qui est de l’ordre de la production des périodes exilique et post-exilique dans l’Ancien Testament dans son ensemble.

L’histoire du Deutéronomiste[xv] (Josué à 2Rois) raconte l’histoire d’Israël de la mort de Moïse jusqu’à l’exil babylonien et la remise en liberté du roi Joachin (environ 561 av.J.C.), ce qui signifie que ces livres n’ont atteint leur forme finale qu’à la période exilique voire un peu plus tard. Bien que dépendant sans aucun doute de documents et traditions plus anciens (par exemple : Le livre des annales des Rois et de Juda [1R15 :23] et d’Israël [1R15 :31]), la réalité de l’exil a donné forme à la façon dont l’histoire d’Israël est racontée.

1 et 2 Chroniques, Esdras et Néhémie sont des livres historiques post-exiliques. 1 et 2 Chroniques donnent une perspective post-exilique à l’histoire d’Israël. Esdras et Néhémie racontent le retour d’Israël au pays après la captivité babylonienne. D’autres détails indiquent que ces livres ne pouvaient être écrits plus tôt que la seconde moitié du 5e siècle av.J.C.. De même, Esther ne pouvait être écrit avant le milieu de ce siècle, puisque le récit a lieu pendant le règne du roi perse Xerxès. A cause de ses nombreuses et célèbres difficultés historiques, le livre est en général daté entre le 4e et le 3e siècle av.J.C..

En ce qui concerne les livres poétiques, peu contredisent l’évidence linguistique d’une période post-exilique pour l’Ecclésiaste. Certains proposent même la période hellénistique, c’est-à-dire après la conquête d’Alexandre le Grand en 332 av.J.C.. Même en accordant un tronc salomonide (encore en débat parmi les chercheurs), le livre des Proverbes a des auteurs multiples et une histoire éditoriale qui s’étend jusqu’à Ezéchias au moins (686 av.J.C. ;voir Pr.25 :1). Le livre en tant que tout n’a atteint sa forme finale qu’après Ezéchias, c’est-à-dire une période pré-exilique tardive.  Beaucoup de chercheurs considèrent qu’il y a de bonnes raisons de dater les Proverbes pendant la période post-exilique (bien que le cadre du livre des Proverbes soit un problème épineux). Il n’y a pas de consensus clair sur la date du livre de Job si ce n’est des dates qui vont de 700 à 200 av.J.C., précédé peut-être par une tradition orale plus ancienne. La forme finale du psautier est un grand sujet de discussion. Il a clairement une forme intentionnelle : il y a 5 livres au psautier, ce qui imite le Pentateuque. Cet arrangement n’a pu être déterminé qu’après l’exil, puisque certains psaumes présument l’exil (Ps.137 par exemple). Le Cantique des cantiques est notoirement difficile à dater, en partie à cause de l’absence de toute référence historique. Certains soutiennent que des preuves linguistiques indiquent une date post-exilique, alors que d’autres voient les parallèles entre le Cantique des cantiques et la poésie amoureuse égyptienne indiquent une date aussi ancienne que le 10e siècle av.J.C.. Pour le temps présent, il vaut mieux rester ouvert aux différentes possibilités.

Parmi les livres prophétiques, Jérémie, Ezéchiel et Daniel supposent clairement la chute de Jérusalem (en 586av.J.C.). Pour certains, le livre d’Esaïe est controversé. Les chapitres 40-66 semblent supposer que l’exil est un événement passé par opposition à la prophétie (42 :22-25 ou 47 :6 par exemple). C’est l’un des quelques facteurs qui ont conduit les universitaires à conclure qu’Esaïe a été écrit à travers les siècles jusqu’à longtemps après l’exil, ce qui signifie que la forme finale du livre vient de cette période. Aussi, il y a eu beaucoup de travail ces dernières années sur les douze prophètes mineurs. Les universitaires voient de plus en plus clairement que ces livres sont un produit littéraire collectif (appelé « Le livre des Douze »). Au moins Ezéchias et Malachie (Aggée probablement aussi) ont clairement été rédigés pendant les période exilique et post-exilique. L’ensemble définitif date de la période persienne, si pas plus tard.

Une conclusion forte des études universitaires modernes de l’Ancien Testament est qu’en tant qu’ensemble d’écrits sacrés, l’Ancien Testament est un phénomène post-exilique. Encore une fois, très peu d’universitaires nient une préhistoire – dans certains cas, une très longue préhistoire, orale ou écrite – à au moins quelques parties de l’Ancien Testament. Il y a aussi quelques parties de l’Ancien Testament qui ne peuvent être datées avec certitude. Pour autant, il existe un consensus académique fort selon lequel l’exil et la période post-exilique ont joué un rôle vital dans 1)la production de nombreux livres ou parties de livres et 2) l’édition finale de textes plus anciens. Israël n’a pas formé son ensemble de livres sacrés par un intérêt académique dépassionné de quelques scribes, mais comme la déclaration d’une définition de soi d’un peuple hagard qui prétendait – et désirait – avoir une relation spéciale avec leur Dieu. La Bible a été composée pour raconter de l’histoire ancienne pour des raisons contemporaines : qui sommes-nous ? Qui est notre Dieu ? Qu’ont les deux à faire l’un avec l’autre ? Les questions qui ont conduit à la formation de l’Ancien Testament sont les mêmes qui ont occupé les esprits et cœurs des gens de foi depuis. La Bible propose le modèle de ce processus qui amène le passé pour aider à supporter le présent.

L’histoire de la création et la définition de soi de l’Eglise

Comprendre comment le Pentateuque est venu au jour et l’importance de la période post-exilique dans sa formation ainsi que dans celle de l’Ancien Testament ne sont pas des problèmes mineurs. Ils nous réorientent vers les questions que l’on a le droit de poser à la Bible dans son ensemble et à la Genèse en particulier, ce qui se trouve être la moitié du dialogue entre l’évolution et le christianisme. L’exil a conduit Israël à écrire une fois pour toutes une déclaration officielle, « Voilà qui nous sommes et le Dieu que nous adorons ». L’Ancien Testament n’est pas un traité sur l’histoire d’Israël au nom de l’histoire, et certainement pas un livre d’intérêt scientifique, mais un document de définition de soi et de persuasion : « N’oubliez pas par où nous sommes passés. N’oubliez pas qui nous sommes – le peuple de Dieu. »

La Genèse et les récits de la création en particulier doivent être compris à l’intérieur de ce cadre. Les récits de la création n’ont pas été écrits pour nous donner une information qui peut être extraite dans des buts scientifiques, et on ne peut pas non plus s’attendre à y trouver de quoi répondre à des problèmes de la science moderne. La Genèse et les récits de la création font partie d’un ensemble plus large d’écrits, théologiquement dirigés, qui répondent à d’anciennes questions de définition de soi, et non à des questions contemporaines scientifiques. Dès lors, les lecteurs chrétiens d’aujourd’hui ne devraient pas engager la Genèse dans l’arène scientifique. Ils sont plus fidèles à la Bible lorsqu’ils suivent la trajectoire des Israélites post-exiliques et se posent leurs propres questions identitaires en tant que peuple de Dieu : en vue de qui et d’où sommes-nous, que nous disent ces anciens textes sur nous, peuple de Dieu aujourd’hui ? Le moment de crise nationale d’Israël a conduit leurs théologiens à engager de façon créative leur passé. La vision de l’Eglise de cette même histoire a aussi été formée à un moment décisif – non une crise mais la Bonne Nouvelle, l’apparition du Royaume des Cieux et du Fils de Dieu. Ce moment a formé la façon dont les auteurs de Nouveau Testament ont compris l’histoire d’Israël – il a forcé une nouvelle interprétation de cette histoire. Ils croyaient que Jésus était le point focal de ce drame. De fait, démontrer que Jésus confirme et reforme cette histoire est le cœur et l’âme du Nouveau Testament. Ses auteurs font écho à la question pressante des Israélites post-exiliques : en vue de quoi est-ce arrivé, que signifie être le peuple de Dieu ? En répondant à cette question, le Nouveau Testament fait constamment référence à l’Ancien – environ 365 citations et plus de 1000 allusions.[xvi] Dans chacune des citations et allusions nous voyons les auteurs du Nouveau Testament au travail, repensant et transformant l’histoire d’Israël en vue de ce que Dieu a fait en Christ.

Le moment définitionnel pour les auteurs du Nouveau Testament reste le même pour les chrétiens aujourd’hui. L’Ancien Testament – y compris la Genèse – est le document qui définit l’Eglise théologiquement remis à la lumière de l’apparition du Fils de Dieu. Une appropriation correcte et contemporaine des documents identitaires d’Israël, dès lors, est théologique et non scientifique.

Réduire la Genèse à un livre scientifique n’est pas seulement scientifiquement étrange – c’est aussi ne pas embrasser la trajectoire théologique posée tout au long de la Bible chrétienne.

NOTES


[1] N.d.T. Les citations bibliques sont tirées de la traduction Segond.


[i] Les lecteurs qui voudraient en savoir plus sur ce thème peuvent commencer avec James Kugel, The Bible as it was (Cambridge, Mass. :Belknap, 1999) et Traditions of the Bible (Cambridge, Mass. :Harvard University Press, 1998). Le second est plus détaillé et plus technique, mais les deux sont très lisibles. Pour un jeter un œil aux Pères de l’Eglise et la Genèse, voir Peter C. Bouteneff, Beginnings :Ancient Christian Readings of the Biblical Creation Narratives (Grand Rapids : Baker, 2008)

[ii] Il y a eu débat à propos de la signification des premiers mots hébreux au verset 6. Le texte hébreu dit littéralement, un peu mystérieusement, « Il l’a enterré [Moïse]… » Certains soutiennent que « Il » réfère à Dieu qui aurait enterré personnellement Moïse « au pays de Moab, vis-à-vis de Beth-Peor  sans que personne ne sache où. Cependant Dieu n’est pas mentionné explicitement comme on pourrait penser qu’il le serait s’il s’agissait d’un évènement aussi inhabituel. L’hébreu peut aussi être traduit par la voix passive, « il est enterré ». Dans tous les cas, bien qu’il y ait des désaccords entre des commentateurs de l’hébreu, c’est clairement un commentaire éditorial qui suggère qu’une période significative est passée. [N.d.t. : la version Segond prend le parti inverse en traduisant par « L’Eternel l’enterra… »]

[iii] Le commentaire et son contexte peuvent être trouvés dans The Principle Works of Jerome (Nicene and Post Nicene Fathers of the Church, vol.6 ;trans. W.H.Fremantle ; Edinburgh :T&T Clark, 1989), 337-338.

[iv] Ibn Ezra’s Commentary on the Pentateuch :Genesis (Bereshit), (trans. H. Norman Strickman and Arthur M. Silver; New York, N. Y.; Menorah, 1988), 151. Ibn Ezra défend la même idée  propos de Gn 13:7.

[v] Spinoza soutenait que l’interprétation biblique appartenait à tout le monde, pas seulement à l’élite dirigeante, et que la lumière naturelle de la raison suffisait pour le faire. Il n’y a pas de place pour une autorité externe, que ce soit l’Eglise ou Dieu. Défendre cette thèse servait un enjeu politique pour Spinoza : il voulait défier les structures de pouvoir religieux de la Hollande, dont il est natif, structures qui étaient attachées aux structures politiques (d’où le Traite Théologico-politique). Affaiblir la Bible signifiait affaiblir le gouvernement. Faire tomber les chaînes de l’autorité ecclésiale était le thème de la Réforme Protestante un siècle plus tôt. Certains historiens laissent entendre que la critique biblique moderne, ironiquement, n’aurait pu se développer sans ce que la Réforme avait mis en mouvement.

[vi] Cette citation (en anglais) est tirée de la version éditée par Jonathan Isral pour les Cambridge Texts in the History of Philosophy (Cambridge : Cambrigdge university press, 2007), p.122. La disucssion commence p.118 et continue jusqu’à la page 125. Thomas Hobbes (1588-1679) a précédé Spinoza de quelques années en imprimant son idée selon laquelle Moïse n’était pas le rédacteur du Pentateuque entier (Léviathan, 1651), même s’il pensait que Moïse avait écrit Deutéronome 12-25. Il est le premier Européen à mettre à l’écrit cette idée et comme Spinoza n’était pas seulement intéressé par une discussion théologique pour elle-même mais par enjeu politique.

[vii] Conjectures sur les mémoires originaux dont il paroit que Moyse s’est servi pour composer le livre de la Genèse, 1753

 

[viii] Introduction à l’Ancien Testament (5 vol.), 1780-1783. Un pasteur allemand, H. B. Witter, est arrivé à des conclusions similaires plus tôt au XVIIIe siècle, mais son travail était vraisemblablement inconnu à Astruc.

[ix] Wellhausen est ici influencé par le travail d’un collègue allemand universitaire, spécialiste de l’Ancien Testament, Karl Heinrich Graf (1815-69 ; Die geschichtlichen Bücher des Alten Testaments[Les livres historiques de l’Ancien Testament], 1866), avec des différences d’opinion.

[x] Ici Wellhausen est influencé par un autre collègue allemand, Wilhem Vatke (1806-1882 ; Die Religion des Alten Testaments nach den kanonischen Biichern entwickelt [La religion de l’Ancien Testament d’après les livres canoniques], 1846). Certains ont même soutenu qu’une telle « progression » historique reflétait l’influence d’une pensée de l’évolution et peut-être même celle de la philosophie de Hegel (1770-1831), qui enseignait que l’histoire progressait vers des synthèses de plus en plus hautes. La théorie de Wellhausen, cependant, d’une « évolution » du Pentateuque du simple au complexe n’était probablement pas directement influencée par Darwin.

[xi] La façon dont Wellhausen comprend D est largement dépendante du travail de W. M. L. de Wette (1780-1849), qui soutenait que la « découverte » du « livre de la loi » sous Josué dans 2R 22 :8 était de la propagande politique. De Wette soutenait que le livre du Deutéronome avait été écrit à cette époque pour développer l’unité politique et religieuse sous le règne de Josué.

[xii] L’antisémitisme de Wellhausen, très répandu à l’époque, est à peine voilé ; il n’est pas surprenant qu’un universitaire juif réfère au travail de critique radicale de Wellhausen comme à un « antisémitisme radical » (Solomon Schechter, « Higher criticism – higher anti-semitism », in Seminary Addresses and other Papers, [Cincinnati : Ark Publishing, 1915], 36-37). Ironiquement, Wellhausen croyait vraiment rappeler l’Ancien Testament au christianisme en faisant du légalisme une pensée postérieure et non le cœur de la foi d’Israël. La théologie luthérienne de Wellhausen l’a probablement influencé à cet endroit, avec sa tendance à faire des distinctions entre la loi et la grâce. Le légalisme de D et de P obscurcit la grâce de la première rencontre d’Israël avec Dieu en J et E. La grâce de l’Evangile est plus en phase avec J et E.

[xiii] Par exemple Hermann Gunkel (1862-1932) soutient dans son commentaire de la Genèse paru en 1901 que les traditions orales, naissant à l’occasion de contextes sociaux et historiques et pré-datant toute source écrite, étaient un facteur précieux qui permettaient de comprendre la formation du Pentateuque.

[xiv] W. Brueggeman, Theology of the Old Testament : Testimony, Dispute, Advocacy (Minneapolis: Fortress, 1997), 74-75.

[xv] Le terme d’histoire deutéronomiste est un raccourci académique qui réfère à Josué-2Rois parce que ces livres reflètent la théologie du Deutéronome, par exemple l’importance d’un lieu central pour l’adoration (Deut.12)et les conséquences de l’adoration de dieux étrangers (Deut.13), surtout par l’imitation de pratiques cananéennes « d’autels… idoles…images taillées de leurs dieux » (Deut. 7 :5, 12 :3, 16 :21-22)

[xvi] Barbara Aland, et al., eds., The Greek New Testament, 4th rev.ed. (Stuttgart: Deutsche Bibelgesellschaft, 1993), 887-900.


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