Le 21 mars 2018, la HET-PRO (Haute École de Théologie) a organisé une journée d’étude consacrée aux Manuscrits de la mer Morte à l’occasion du 70e anniversaire de leur découverte. Le but n’était pas de proposer de nouvelles hypothèses, mais plutôt de faire un point sur la situation actuelle de la recherche. Les cinq interventions ont été regroupées dans un volume édité par Antony Perrot, doctorant à l’École Pratique des Hautes Études (Université Paris Sciences & Lettres) et chargé de cours d’Ancien Testament à l’HET-PRO.

 

Qumrân : réflexions après 70 ans de recherche sur l’archéologie (Dennis Mizzi)

Dans la première contribution Dennis Mizzi, professeur d’hébreu et de judaïsme ancien de l’université de Malte et archéologue, revient sur l’histoire du site de Qumran, des controverses concernant son interprétation et sur son rapport avec les manuscrits.

Les premières traces d’occupation humaine à Qumran sont très anciennes puisqu’elles remontent au néolithique (12e-5e millénaire av. J.-C.). L’occupation s’est poursuivie, au moins en partie, durant le chalcolithique (5e-4e millénaires) et l’âge du bronze ancien (4e–3e millénaires). Ensuite l’activité diminua jusqu’à l’arrivée d’un petit groupe d’Israélites au 8e (ou 7e) siècle jusqu’au 6e siècle. Après plusieurs siècles d’abandon, un nouveau groupe s’installe au début du 1er siècle av. J.-C. Installation qui dure environ 150 à 170 ans. C’est cette dernière occupation, qui nous intéresse particulièrement.

Durant les deux milles ans qui vont suivre, Qumran va quelque peu passer en arrière-plan, tout en continuant à constituer un point de passage des bédouins. Cependant, à la fin de 1946 ou au début de 1947, une série de découvertes va attirer l’attention sur ce site. Dans les montagnes avoisinantes, de nombreuses jarres contenant d’anciens manuscrits ont été retrouvées. Cela entraine alors le lancement de campagnes de fouilles officielles. La première est menée en 1949 par le P. Roland de Vaux (École biblique et archéologique française de Jérusalem) et G. Lankester Harding (département des Antiquités de Jordanie). Le lien entre les grottes et le site n’est cependant pas établi au départ. Ce n’est qu’au fil des fouilles et des découvertes, que l’on a progressivement révisé la chronologie du site que l’on a alors établi un lien entre les habitants de Qumran et les manuscrits trouvés dans les grottes. Le P. de Vaux a ensuite mené 4 campagnes successives de 1953 à 1956 qui constituent toujours la base des études sur Qumran. L’étude des premiers manuscrits, et notamment des règles communautaires, ont conduit le P. de Vaux à proposer l’identification essénienne. Cette hypothèse se répandit et devint la thèse classique à propos de Qumran. Un nouveau grand projet de fouilles fut mené entre 1993 et 2004 par Yizhak Magen et Yuval Peleg.

Concernant l’interprétation du site, Roland de Vaux y voyait un centre communautaire, pour ne pas dire un « monastère », essénien. Les rouleaux trouvés dans les grottes constitueraient alors la bibliothèque de la communauté. Toutefois, dans les décennies suivantes, d’autres archéologues contestèrent cette interprétation estimant qu’elle ne rendait pas compte des découvertes effectuées et firent d’autres propositions. Le fr. Jean-Baptiste Humbert, par exemple, suggéra l’existence d’une villa hasmonéenne.

Au-delà de ces interprétations, certains chercheurs contestèrent même le lien entre le site et les rouleaux, estimant que ces derniers pouvaient provenir d’ailleurs, de la bibliothèque du Temple de Jérusalem par exemple.

Après ce tour d’horizon montrant la grande diversité des thèses existantes, l’auteur prend néanmoins position et affirme sa conviction concernant un lien entre les manuscrits et le site. Tout en reconnaissant qu’il y a encore beaucoup de recherches à effectuer, tant dans le domaine de l’archéologie du site, que dans celui de l’étude des manuscrits.

 

La matérialité des manuscrits de Qumrân 70 ans après leur découverte (Antony Perrot)

qumarn isaie 57 manuscrit de la mer morteLa deuxième contribution, d’Antony Perrot, doctorant à l’École Pratique des Hautes Études et chargé de cours d’Ancien Testament à l’HET-PRO, s’intéresse à la matérialité des manuscrits. En effet, les éditions courantes, mêmes les éditions en langues originales, ne nous disent pas tout du manuscrit.

Il convient tout d’abord de distinguer le texte réellement attesté sur le manuscrit et le texte reconstitué par l’éditeur. En général, celui-ci est indiqué par des crochets.

Toutefois, au-delà de cette question, de nombreuses autres informations, qui ne sont souvent pas fournies par les éditions papiers, peuvent être utiles pour étudier les manuscrits. Premièrement, on peut distinguer les manuscrits en fonction du type de support. Il y a des manuscrits sur parchemin et des manuscrits sur papyrus. On relève aussi différentes écritures, qui permettent certaines datations. Parmi ces écritures, il faut souligner la présence d’écritures cryptiques. On en compte traditionnellement trois : A, B et C. L’écriture A a été déchiffrée dès 1958 par Joseph T. Milik, chaque signe équivalait en fait à une lettre de l’alphabet. Quant à l’écriture cryptique de type C, l’auteur propose, dans une contribution à paraître prochainement, d’y voir en fait une forme évoluée de paléo-hébreu. Enfin, il faut signaler des encres différentes et en particulier, parfois l’usage d’une encre rouge.

L’auteur conclut en soulignant toutes les potentialités apportées par le développement des humanités numériques, via notamment le projet Scripta Qumranica Electronica[1], qui permettront aux chercheurs, et pourquoi pas au grand public cultivé, d’avoir plus facilement accès à toutes ces informations concernant la matérialité de ces manuscrits.

Enfin, terminons en signalant qu’il est d’ores et déjà possible de consulter de nombreuses photos de ces manuscrits sur internet. Deux sites en particulier rassemblent la presque totalité des manuscrits : « The Digital Dead Sea Scrolls » (http://dss.collections.imj.org.il) et « Leon Levy Dead Sea Scrolls Digital Library » (www.deadseascrolls.org.il).

 

L’Écrit de Damas et la thèse essénienne (Damien Labadie)

La troisième contribution, de Damien Labadie, docteur de l’École Pratique des Hautes Études (PSL) et professeur de guèze à l’École des Langues et Civilisations de l’Orient Ancien (Institu Catholique de Paris), discute de la pertinence de la thèse essénienne à partir de l’étude de certains textes dits communautaires et plus particulièrement de l’un d’entre eux, l’Écrit de Damas. Il s’agit de comparer ces textes avec les témoignages des auteurs du 1er siècle qui nous parlent des esséniens, principalement Flavius Josèphe, mais aussi Philon d’Alexandrie, Pline l’Ancien et Dion de Pruse.

Dès les premières années qui suivirent la découverte, des chercheurs proposèrent d’identifier Qumran comme un site essénien. Cette hypothèse est par exemple proposée par Éléazar Sukenik en 1948 et André Dupont-Sommer en 1951. Toutefois, depuis cette hypothèse a aussi été largement critiquée, pour ne pas dire complétement rejetée par d’autres chercheurs, au nom principalement d’arguments archéologiques. Une hypothèse possible est aussi que les esséniens de Qumran se soient séparés des autres esséniens et vivaient de manière plus rigoureuse.

L’auteur va donc comparer les données dont nous disposons sur les esséniens et le contenu des écrits communautaires retrouvés près de Qumran, et principalement l’Écrit de Damas. Cette comparaison porte sur la localisation géographique, l’admission au sein de la communauté, l’organisation et la hiérarchie de cette communauté, le mariage, les rapports au Temple, et enfin quelques éléments de halakha, c’est-à-dire les préceptes que l’on doit suivre dans la vie de tous les jours.

En conclusion de son étude, l’auteur souligne qu’il est fermement convaincu que celle-ci conforte la thèse essénienne, c’est-à-dire que les esséniens sont bien les auteurs des œuvres trouvées sur les rives de la mer Morte.

 

 

Le canon de l’Ancien Testament à l’épreuve de Qumrân (Innocent Himbaza)

La quatrième contribution, d’Innocent Himbaza, professeur d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg, pose la question de l’apport des découvertes de Qumran pour la question du canon de l’Ancien Testament. C’est personnellement un sujet qui m’intéresse depuis fort longtemps.

L’auteur commence par rappeler la diversité des canons de l’Ancien Testament à travers un tableau synthétique très visuel, mais qui suscite néanmoins quelques réserves dans sa formulation. En effet, parmi les colonnes proposées, trois posent problèmes. L’auteur évoque un « canon de la Septante », un « canon orthodoxe » et un « canon protestant ». Or, pour ces trois catégories/communautés, il n’y a pas ou il ne peut y avoir de « canon » à proprement parler. L’idée d’un « canon de la Septante », même si elle a été proposée, a été abandonnée depuis bien longtemps. Les Pères de l’Église se réfèrent à la Septante, mais ont des canons différents[2]. Les Églises orthodoxes n’ont jamais défini un canon des Écritures. Le seul concile panorthodoxe s’étant exprimé sur le sujet, au lieu de donner une liste précise de livres, renvoie à des Pères et des conciles antérieurs … qui ont eux-mêmes des listes différentes. Quant aux conciles locaux qui se sont exprimés sur le sujet, ils ont édicté des décisions contradictoires. Enfin, même si certaines confessions de foi donnent une liste de livres canoniques, le principe protestant du sola scriptura exclut l’affirmation dogmatique d’un canon, comme l’ont justement reconnu les théologiens évangéliques réunis à Chicago en 1973[3].

L’auteur rappelle ensuite qu’une division tripartite de la Bible est attestée dès le 2e s. av. J.-C., même si la troisième partie semble encore assez floue. Un texte de Qumran, fait d’ailleurs écho à un passage de l’évangile de Luc en évoquant : « le livre de Moïse et les livres des Prophètes et David ».

Tous les livres du canon juif actuel, à l’exception d’Esther, ont été découverts à Qumran. Parfois, ces livres ont aussi été retrouvés en grec. Mais plusieurs autres livres, absents du canon juif, mais présents dans le canon de certaines Églises ont aussi été découverts à Qumran : Tobit, le Siracide (appelé aussi l’Ecclésiastique), ainsi que le Psaume 151[4].

Cependant, au-delà de ces livres, on peut aussi s’interroger sur le statut d’un certain nombre de texte comme : la littérature d’Hénoch, le Rouleau du Temple ou le Document de Damas.

Plusieurs facteurs permettent d’entrevoir l’autorité dont jouissaient les livres représentés dans les manuscrits : 1) la manière dont certains livres sont écrits. Emanuel Tov, un des grands spécialistes du sujet, a en particulier mis en évidence l’existence de « manuscrits de luxe ». 2) le nombre d’exemplaires retrouvés. 3) Les citations, les traductions et les commentaires. En se basant sur cinq critères, Eugene Ulrich entreprend de classer les différents livres en fonction de la considération ou de l’autorité qu’ils avaient. Il établit cinq catégories allant de « négligeable » à « très forte ». Or, parmi les ouvrages des deux premières catégories, outre le Pentateuque, les Psaumes, Esaïe et les Douze Prophètes, on retrouve aussi Jubilés et 1 Hénoch.

L’auteur s’intéresse ensuite à la forme des livres présents à Qumran, rappelant qu’il existait à cette époque une certaine diversité. Le cas le plus emblématique étant sans aucun doute celui de Jérémie, puisque la version massorétique, que nous avons habituellement dans nos bibles imprimées, est 16% plus longue que le texte de la Septante. Or, on a découvert des témoins des deux versions à Qumran.

Une deuxième étude de cas concerne le Grand rouleau d’Esaïe. Si celui-ci reflète globalement le texte massorétique, l’auteur souligne qu’il faut néanmoins nuancer l’affirmation puisque l’on peut trouver des versets absents, ainsi que des différences orthographiques[5], ou même certaines différences de sens. Là encore, l’auteur nous fournit, pour illustrer ses propos, un tableau extrêmement pratique qui permet une comparaison verset par verset.

En conclusion, l’auteur rappelle, fort justement, que le canon juif de l’Ancien Testament n’est en réalité que le canon pharisien. Peut-être pourrait-on même ajouter d’une école pharisienne, celle d’Hillel. Les manuscrits de la mer Morte attestent de la diversité textuelle de l’Ancien Testament à l’époque de Jésus. On ne peut donc plus simplement identifier le « Texte Massorétique » aux Écritures qu’auraient connues les apôtres.

 

La découverte de Qumrân : quelle pertinence pour l’étude du Nouveau Testament ? (James Morgan)

Enfin, la cinquième et dernière contribution, est due à James Morgan, professeur de Nouveau Testament à l’HET-PRO. Le but de cette contribution est de s’interroger sur la pertinence des découvertes de Qumran pour l’étude du Nouveau Testament. L’auteur ne cache pas qu’il est personnellement convaincu de la grande utilité de cette découverte pour les études néotestamentaires. Avant d’expliquer pourquoi, il tient cependant à rappeler que contrairement à ce qu’ont pu affirmer certaines rumeurs, aucun texte du Nouveau Testament n’a été découvert à Qumran. Par ailleurs, ni les disciples de Jésus ne sont mentionnés à Qumran, ni les esséniens ne sont explicitement mentionnés, au moins sous ce nom[6], dans le Nouveau Testament.

L’auteur souligne les parallèles qui peuvent exister entre les disciples de Jésus et les auteurs des manuscrits de la mer Morte. Ces parallèles concernent leur rapport aux Écritures, la façon de les citer, de les interpréter, mais aussi les expressions qu’ils peuvent utiliser.

L’auteur constate que les livres bibliques qui ont été le plus retrouvés à Qumran et qui sont le plus cités dans les écris qumraniens sont aussi les livres bibliques qui sont le plus cités dans le Nouveau Testament. Il s’intéresse aussi à la question du Messie. Il semble selon lui que les textes qumraniens manifestent l’attente d’un, ou plusieurs, personnage(s) messianique(s). Une prière de bénédiction (1QSb V, 20-29) ayant même été rédigée.

En conclusion, l’auteur souligne l’importance de prendre en compte les découvertes de Qumran pour l’étude du Nouveau Testament

 

Commentaire

les manuscrits de la mer morte 70e anniversaireCe livre qui, sans prétendre à l’exhaustivité, se veut un état de la question concernant les manuscrits de la mer Morte, constitue sans aucun doute une très bonne introduction au sujet. Facile d’accès, en dépit de certaines contributions assez techniques, il est constitué d’un bon équilibre, avec d’une part des articles qui traitent de Qumran et des manuscrits de la mer Morte « pour eux-mêmes » (contributions de Dennis Mizzi, d’Antony Perrot et de Damien Labadie) et d’autre part des articles qui montrent l’utilité de ces découvertes pour les études bibliques, aussi bien concernant l’Ancien Testament (contribution d’Innocent Himbaza) que du Nouveau Testament (James Morgan).

Par ailleurs, en dehors des notes, chaque article est suivi d’une bibliographie qui permettra au lecteur d’approfondir les questions qui l’intéressent. Seul petit bémol, on peut regretter que, dans le premier article, certaines citations anglaises n’aient pas été traduites en français.

 

 


Bibliographie

Perrot, A. (éd.). (2019). Les manuscrits de la mer Morte. Au lendemain de leur 70e anniversaire. St-Légier : HET-PRO.

 

 

Notes

[1] Plus d’informations sur ce projet : www.qumranica.org/blog

[2]  Je suis en train d’éditer les différentes listes conservées :

https://www.youtube.com/watch?v=agVVs2wmhhg&list=PLknD-lMbECH8uaA4cO2I0sgkJCrBlgqfR

[3] Cf les remarques de R.C Sproul (1939-2017) sur le sujet dans la première version de son livre Can I Trust the Bible ? Attention, la version actuelle (2017), téléchargeable gratuitement sur Amazon a été complétement modifiée.

[4] Lecture du Psaume 151 : https://www.youtube.com/watch?v=ndUv4zAy-D8

[5]  Dans leur ouvrage sur la datation de la Bible hébraïque, Jan Joosten et Ronald Hendel estiment que l’orthographe du texte massorétique est plus ancienne que celle du Grand Rouleau. Le scribe du Grand Rouleau aurait « modernisé » l’orthographe. Cette remarque peut être appuyée par celle d’I. Himbaza qui souligne que le scribe du Grand Rouleau copiait probablement sous la dictée.

[6]  Certains auteurs ont proposé d’identifier les « scribes » des évangiles aux esséniens. Sans forcément en faire une règle absolue, cette hypothèse ne me paraît pas inintéressante.

 

Crédits image :

Extrait du rouleau d’Esaie manuscrit de la mer Morte

https://en.wikipedia.org/wiki/Qumran#/media/File:1QIsa_b.jpg : domaine public