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L'ère du temps


Josepha Faber Boitel, docteur et professeur en littérature, chrétienne  engagée anime un blog que je vous invite à découvrir. Elle y partage ses réflexions dont certaines touchent de près les préoccupations de ce blog (création et évolution)matisse-elan-vital-copie-2Voici le troisième volet d’une approche de la conception humaine du Temps et de son déroulement objectif ou subjectif, et donc ordonné ou chaotique, qui s’appuie sur certaines notions de Bergson : la « durée » et « l’élan vital ». C’est cette deuxième donnée de la pensée bergsonienne du temps qui constitue le sujet du présent article.

Mais me direz-vous, quel intérêt pour le croyant de s’interroger sur la création et le Créateur à partir de données philosophiques, sociologiques et scientifiques ?

 

L’ensemble des articles provient d’un désir de se confronter à une évidence de la vie du croyant : la tension dialectique entre l’Homme et Dieu, le fini et l’infini, le temporel et l’atemporel, le Mal et le Bien, le chaos et l’ordre. (cf. la pensée dialectique de Kierkegaard)

Confrontés la plupart du temps à la « discrétion » de Dieu mais persuadés de son efficience, les chrétiens ont cherché différentes manières d’appréhender la marche de l’Humanité sur les pas du Christ, vers le Salut.

D’où l’idée problématique, selon moi, de « dessein intelligent » qui me à défaut de parvenir à cerner comment l’Infini divin pénètre notre finitude humaine, introduit du fini (vision humaine du temps qui se déroule comme la partition d’un orgue de barbarie) dans ce qui est insondable (la volonté de Dieu).

On peut donc s’interroger sur la validité ou la perfectibilité de cette conception humaine de « Dieu à l’œuvre dans le monde » qu’est l’Intelligentdesign, en gardant à l’esprit deux questionnements :

– L’homme peut-il appréhender la pénétration du royaume d’ici-bas par le Verbe, la présence insaisissable de l’infini dans le fini, de Dieu omniscient toujours présent et se manifestant quand bon lui semble dans une Création à laquelle il a accordé le libre arbitre ?

– La mise en question, ou en péril, de ce libre arbitre dans une pensée chrétienne historiquement liée à la conception linéaire du temps de la société (dès lors que le temps circulaire de la pensée antique a perdu de son attrait) et tournée vers une rédemption finale, à venir, à la fin des temps est-elle dépassable ?

 

Aborder la problématique du Temps constitue donc aussi une démarche de réflexion chrétienne à s’interroger sur l’avènement du Salut (que nous reconnaissons comme certain) dans un temps humain (qui nous paraît régulièrement confronté au chaos) et dans lequel nous sommes en recherche de sens (et d’ordre donc) dans une perspective eschatologique (qui va au-delà de notre temporalité humaine)

 

Les théories de Bergson et la mise en question de l’intelligent design

 

Si l’on suit la logique bergsonienne, l’intelligent design impliquerait d’oublier une caractéristique essentielle de la Vie et de l’Esprit : leur particularité qui est justement d’être inachevés dans le sens de « toujours à l’œuvre ». Ce serait négliger que « le rôle de la Vie est d’insérer de l’indétermination dans la matière » :

« Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. Par là elles nous laissent entrevoir la possibilité, la nécessité même, d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption. Certes, la vie qui évolue à la surface de notre planète est attachée à de la matière. Si elle était pure conscience, à plus forte raison supra-conscience, elle serait pure activité créatrice. De fait, elle est rivée à un organisme qui la soumet aux lois générales de la matière inerte. Mais tout se passe comme si elle faisait son possible pour s’affranchir de ces lois »

Dans ce cas, comment interpréter le chaos comme « affranchissement des lois »?

 

Bergson, l’élan vital et la Création.

Bergson, dans L’évolution créatrice, étend sa méthode de l’intuition de la durée (abordée dans mon article « L’ère du temps (2) : la création ») à touteréalité de la vie d’un individu à l’histoire de l’univers. La Création et ses aléas, y compris le mal, devrait être saisie de manière globale dans sa durée et son unité, en dehors de toute conception temporelle impliquant une succession d’événements.

Pour cela, Bergson convoque la notion d’« élan vital » qui désigne le surgissement imprévisible et continuel de nouvelles formes dans l’univers, de la matière inanimée à l’acte libre de la conscience humaine. Bergson peint ainsi le développement de l’élan en forme de gerbe, d’embranchement, de dichotomie perpétuelle, « créant par le seul fait de sa croissance des directions différentes ».

Il s’agirait alors d’un chaos propice à la créativité, à la création et non antinomique de l’ordre.

C’est donc un même élan qui peut faire naître la matière inorganique, le vivant végétal et animal, ainsi que la conscience humaine. Tout ce que nous considérons comme chaos ou ordonné ne serait que les « à côtés » de cet axe conducteur multiforme nécessaire et suffisant à la Création.

 

Elan vital et dessein de Dieu

Le concept d’élan vital est intéressant pour deux raisons :

1) Une telle vision réfute deux théories sur la vie : le déterminismemécaniste d’une part, qui réduit toute évolution à des lois nécessaires de causalité déjà établies, le finalisme d’autre part (ou intelligent design pour certains) qui pose un dessein établi à l’avance. Ce qui permet d’affiner l’idée de dessein de Dieu dont le but peut être considéré comme certain, que « tous les hommes soient sauvés et arrivent à connaître pleinement la vérité » (1Tm 2, 4), mais dont les moyens d’obtention et la forme d’accomplissement finale restent à définir.

2) Elle résout le dilemme entre ordre et chaos. D’un point de vue strictement humain, la Création paraît tantôt ordonnée, tantôt minée par un chaos inexplicable. Mais avec « l’élan vital », même dans le principe de chaos, on trouve une donnée fondamentale, inaltérable et inévitable de développement pour persister malgré les obstacles. Même, une vie bactérienne qui se développerait à nos dépends ne ferait qu’illustrer ce principe d’élan vital. La pensée de Bergson serait-elle un outil de réflexion utile sur ce mystère de la souffrance énoncée par Paul qui dit que l’homme « complète en sa chair ce qui manque aux épreuves du Christ » (Col 1, 24) ?

 

Nous pourrions en conclure que ce qui est déterminé à l’origine c’est ce principe d’élan vital et que ce qui n’est pas déterminé au cours de son déploiement ce sont les diverses potentialités qui se confirmeront ou s’infirmeront pour permettre à la Création de perdurer. Aussi, le seul déterminisme auquel je me résous est celui d’une « Création persistante ». La boucle est bouclée entre la durée bergsonienne et la persistance de l’élan vital.

 

Le problème du mal dans la dimension humaine

L’humanité, par sa liberté et sa mémoire, apparaît comme une réalité indocile, une exception. L’humanité peut refuser ou choisir de suivre l’élan de la vie mais selon quelles conditions ?

Les sociétés humaines n’ont cessé d’innover en trouvant différents moyens de persister mais parfois ceux-ci consistent à s’entre détruire, à « consumériser » la Création elle-même jusqu’à épuiser ses ressources. L’Evangile est là pour rappeler  que chacun peut et doit « être vainqueur du mal par le bien » (Rm 12.21).

L’Homme, ne fonctionne parfois que comme une « création persistante », or il eût fallu que l’Homme parvienne à se réaliser comme « Création persistante » mais « créatrice ».  Je me permets de convoquer une nouvelle fois cette notion de Marc Fiquet de « création créatrice »(«  Comment expliquer la présence du mal dans la nature ? » ).

 

« Si l’homme veut suivre le cours de cette poussée qui est éternité vivante, il est indispensable qu’il se dépasse pour se faire créateur comme l’univers tout entier »

(Bergson, Les Deux sources de la religion).

 

Dans cette conception, la volonté de l’Homme comme « actant » dans la création est davantage mise en avant, comme une manifestation positive de l’élan vital, que dans la théodicée de Hegel. (Cf. mon article Hegel : Hegel, Dieu, le Mal dans l’Histoire)

Il me semble que c’est de cette « faiblesse » de l’Homme dont traite un passage de l’Epître aux Romains pour appréhender notre réalité souffrante :

« [19] Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. [20] Car la création a été soumise à la vanité, -non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, – [21] avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. [22] Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. [23] Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps. [24] Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. Or, l’espérance qu’on voit n’est plus espérance: ce qu’on voit, peut-on l’espérer encore? [25] Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance. [26] De même aussi l’Esprit nous aide dans notre faiblesse, car nous ne savons pas ce qu’il nous convient de demander dans nos prières. Mais l’Esprit lui-même intercède par des soupirs inexprimables ». (Rm 8, 19-26)

 

Si l’Intelligent design était radicalement appliqué, les prières de supplique n’auraient plus lieu d’être, il ne faudrait que glorifier le Créateur et non demander son intercession, la consolation de l’Esprit, le soutien du Fils.

Ne prions-nous pas pour que s’accomplisse l’œuvre du Seigneur en acceptant de devenir ce que nous sommes appelés à être ?

Dans la dimension de l’intériorité humaine, l’élan vital pourrait se déployer dans le cadre de l’acceptation, de l’adhésion au dessein de Dieu. « Que ta volonté soit faite et non la mienne » : l’élan vital ne pourrait-il pas nous permettre d’affiner le mystère de l’abnégation et du renoncement, du lâcher prise ? Une dynamique par laquelle la contingence recherche l’Essentiel.

 

Pour finir, je ne peux m’enpêcher de citer le poète Höderlin : « Dieu a crée l’homme, comme la mer les continents, en se retirant ».

Dieu ne s’est pas absenté de sa création, il ne l’a pas abandonnée à elle-même, il a voulu lui laisser la place d’émerger et de s’établir.


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