Article 2 sur un total de 3 pour la série :

L'ère du temps


Introduction (Marc FIQUET)

aspirine1Préparez l’aspirine ;-), mais appréciez l’article de Josépha en réponse à nos échanges sur l’origine du mal dans la nature et ses ramifications sur l’omniscience divine.

Après l’approche théologico-scientifique de  Karl Giberson et Francis Collins, vous aurez ici un angle beaucoup plus philosophique et mené avec brillance.

Nous profitons de l’occasion pour souligner le fait que les propos et les analyses proposés dans ces articles n’engagent que leurs auteurs. Nous nous plaisons à ouvrir les portes du dialogue et de la réflexion sur tout ce qui touche de près ou de loin à nos origines et à celles de la Création.
 

Vos commentaires sont les bienvenus.

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Auteur : Josepha Faber Boitel 

montre-dali
Le croyant aux prises avec les limites de la science et le mystère de la Création peut choisir une vue de l’esprit lui permettant d’être moins démuni face à des paradoxes en apparence insolubles de sorte que la toute-puissance de Dieu n’aboutirait plus à une confrontation entre : déterminisme et créativité, prédestination et libre arbitre, Dieu infiniment bon et Création lézardée par le problème Mal.

 

 

 

C’est cette démarche qui m’amène à favoriser des notions rendant envisageable la compatibilité entre des réalités jugées antithétiques comme le principe de chaos et une Création ordonnée, le hasard et un dessein intelligent.

 

J’avais déjà abordé la nécessité de réfléchir sur les épisodes de la Genèse d’une manière qui se détache de lettre pour retrouver des pistes de réflexion sur le développement de la conscience chez l’Homme dans un premier article L’ère du temps (1) : la Chute.

 

Ce deuxième article, L’ère du temps (2) : la Création, s’inscrit dans une série qui poursuit ma réflexion mais aussi la rattache aux échanges autour des articles de Marc Fiquet notamment Comment expliquer la présence du mal dans la nature ? Dans un troisième volet, je m’intéresserai davantage à cette question en revenant sur une Création qui est ordo ab chao mais qui n’exclut pas un chaos dans son ordre :L’ère du temps (3): le Chaos ?
Dieu, le temps et la Création

La Lettre aux Ephésiens, suscite un questionnement ontologique sur la destinée de l’Homme et le libre arbitre : « Il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde » (Ep 1,4), « Déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ » (Ep 1,5). Certaines interprétations hâtives de ce texte concluent inévitablement au Dessein intelligent de Dieu, mettant en cause notre latitude d’action.

 

Voici une série de questions pouvant résumer le dilemme du chrétien qui s’interroge sur sa liberté en tant que créature participant à la Création d’un Dieu tout-puissant :

-Dieu intervient-il régulièrement ou laisse-t-il la mécanique de notre matérialité suivre son cycle sans jamais plus y toucher?

-S’il connaît la fin de tout son système est-ce dans l’ensemble ou dans le détail,  étape par étape ?

-Découvre-t-il de nouvelles possibilités qu’il n’avait pas prévues ou bien les voit-il apparaître comme il en avait convenu en temps et en heure ?

-Y a-t-il déterminisme ou non ? Si oui, que me reste-t-il comme liberté ?

Et que signifie « omniscient » dans le cas de Dieu ?

Toutes ces questions résultent d’une première interrogation : y a-t-il prédestination de sorte que ma liberté, limitée à un cadre préconçu par Dieu, ne serait qu’une illusion?

 

Il me semble nécessaire de revenir sur l’image de Dieu qu’une telle question présuppose, une image héritée des cadres de pensée antiques. Notamment celui d’Aristote : « un Moteur immobile, Pensée qui se pense elle-même, et qui n’agit que par l’attrait de sa perfection ». Bergson remarque que si Dieu est amour, on doit se demander :

 

« Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? ». Alors la Création « apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour ».

 

Cette tension entre le Créateur, la Création et nous autres, Marc Fiquet l’aborde de manière très pertinente en présentant différentes positions scientifiques qui s’interrogent sur l’existence du chaos et du hasard dans l’évolution des formes de vie. Les nombreux commentaires soulevés par son dernier article, lui ont permis de mettre en avant l’idée d’une « création créative » :

 

« L’omniscience divine est le fait que Dieu connaisse TOUT de l’espace-temps (et même de l’éternité). Cela ne veut pas dire qu’il soit à l’origine directe de tout puisqu’il a créé une création créative douée de liberté. » (commentaire du 24 janvier 2013).

 

Ce point de vue suppose de reconsidérer notre vision de Dieu et notre perception spatio-temporelle.

 

Dans le présent article, j’aimerais suivre cette hypothèse de la « création [forcément] créative » en m’appuyant sur la notion de « durée », développées par Henri Bergson dans L’Évolution créatrice dont sont extraites les citations commentées au cours de mon analyse.

 

La durée revêt chez Bergson une signification très particulière qui est utile pour aborder différemment la relation entre le temps, Dieu et la perception qu’en a l’Homme. Pour Bergson, la « durée » est une vue de l’esprit novatrice qui voudrait dépasser les cadres scientifiques d’analyse spatio-temporelle pour ouvrir sur une compréhension ontologique du temps et de l’espace propice à notre réflexion sur la question de la prédestination.
Voici comment Bergson récapitule le paradoxe que créerait l’homme, victime d’une confusion entre certaines notions :

 

« Nous essayons d’établir que toute discussion entre les  déterministes et leurs adversaires implique une confusion préalable de la durée avec l’étendue, de  la succession avec la simultanéité, de la qualité avec la quantité : une fois cette confusion dissipée, on verrait peut-être s’évanouir les objections élevées contre la liberté, les définitions qu’on en donne, et, en un certain sens, le problème de la liberté lui-même. » (Essai sur les données immédiates de la conscience).

 

Ainsi, analyser l’évolution de la Création depuis notre temporalité humaine mais en s’affranchissant de ses cadres soulève un problème ontologique et demande de faire évoluer notre perception du temps qui de représentatif, doit être ressenti puispsychologique pour nous permettre d’arriver finalement la notion d’une durée universelle absolue et non plus relative à ma vision d’humain ni à une supra-vision divine (que je serais d’ailleurs incapable d’envisager correctement)

 

Bergson, la duré et la Création

 

Les choses ne se succèdent pas parce qu’elles réaliseraient leur identité en différé le long du temps, mais parce ce que leur identité n’est pas totalement réalisée, parce qu’elles se créent sans cesse.

 

L’erreur consisterait à réduire la réalité à une succession de séquences dans laquelle le passé et l’avenir ne seraient pensés qu’en fonction du présent que notre esprit croit saisir et de sorte que l’avenir et le passé ne sont que du présent auquel il manque quelque chose. Dans ce cas le présent ne serait que du passé non fini et l’avenir du présent non fini. C’est percevoir le temps par la négative :

 

« Quand la science positive parle du temps, c’est qu’elle se reporte au

mouvement d’un certain mobile T sur sa trajectoire. Ce mouvement a été choisi par elle comme représentatif du temps, et il est 

uniforme par définition. 

Appelons Tl, T2, T3, … etc., des points qui divisent la trajectoire du mobile en 

parties égales depuis son origine T0

On dira qu’il s’est écoulé 1, 2, 3, … unités de temps quand le mobile sera aux 

points Tl, T2T3,… de la ligne qu’il parcourt. 

Alors, considérer l’état de l’univers au bout  d’un  certain  temps t,  c’est  examiner  où  il  en  sera  quand  le  mobile  T  sera  au  point  Tl,  de la trajectoire. »

 

Et Bergson de reprocher à la science une erreur que nous commettons souvent en réfléchissant selon le modèle du dessein intelligent :

 

«Mais du flux même du temps, à plus forte raison de son effet sur la conscience, il n’est pas question ici ; car ce qui entre en igne de compte, ce sont des points Tl, T2, T3,… pris sur le flux, jamais le flux lui‐même. On peut rétrécir autant qu’on voudra le temps considéré, c’est‐à‐dire décomposer à volonté l’intervalle entre deux divisions consécutives Tn et Tn+1, c’est toujours à des points, et à des points seulement, qu’on aura affaire.»

 

A la rigueur, ce mouvement peut s’appliquer à de la matière inerte, comme l’exemple célèbre du morceau de sucre qui fond dans l’eau pour donner au final un verre d’eau sucrée. Mais cette durée est non créatrice, elle est seulement successive. Le scientifique en calcule la vitesse de déroulement et le procédé chimique de dissolution.

 

Selon Bergson, l’homme ne devrait pas opérer de la même manière avec la Vie. Appliquer cette analyse à de la matière vivante (et à l’Esprit  puisque nous nous interrogeons sur la Création divine) conduirait inévitablement au principe de déterminisme.

 

C’est ce que nombre de chrétiens font, me semble-t-il, en appliquant à Dieu l’image du grand horloger de Voltaire. Notamment avec la conception de l’omniscience de Dieu selon laquelle à l’instant originel de la Création, le Créateur anticipe instantanément et définitivement le moment final de sa Création, l’aboutissement de toutes les causes et conséquences directes et indirectes qui résultent de son acte primordial. Dieu serait alors un super-physicien de l’univers, d’après la définition qu’en donne Bergson :

 

« Ce  qui  importe  au  physicien,  c’est  le  nombre d’unités  de  durée  que  le  processus remplit :  il  n’a  pas  à  s’inquiéter  des  unités  ellesmêmes,  et  c’est  pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup 

dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il  cessât  de  parler  du  temps. 

 

Mais  pour  nous,  êtres  conscients,  ce  sont  les  unités  qui importent,  car  nous  ne  comptons  pas  des  extrémités  d’intervalle,  nous  sentons  et  vivons  les intervalles euxmêmes. »

La « durée » bergsonienne contre le déterminisme et la prédestination

Le temps réel ne peut être appréhendé à la science, et notamment par les cadres physique et mécanique issus de la démarche galiléenne. Elle produit une image du temps facilitant son calcul et sa maîtrise apparente :

 

« L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu. [… ] Ainsi, toutes les forces élémentaires de l’intelligence tendant à transformer la matière en instrument d’action, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, en organe […] L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie ».

 

Bergson nous propose de concevoir la durée à partir de la perception qu’en a la conscience. C’est la démarche inverse à celle du physicien qui traduit durer par « demeurer le même et ne varier qu’en quantité ». Alors que notre conscience devrait comprendre que durer, c’est « changer d’essence même, c’est-à-dire substituer, succéder à son propre passé ».

 

Il faut passer du temps comme nombre au temps comme intervalle ; puis du temps comme intervalle à l’intervalle comme  unité qualitative, puis  de l’unité à la durée comme mutation, puis de l’idée  de mutation à la vitesse déterminée de cette mutation. Or pour Bergson, la vitesse est absolue pour la conscience, non pas parce que le phénomène met du temps pour m’apparaître, ou que je mets du temps pour le saisir, mais parce qu’il est lui-même du temps : il est, par sa nature, obligé à se succéder à lui-même, c’est-à-dire à laisser l’avenir aléatoire, indéterminé, incertain par rapport au présent.

 

« D’où  vient,  en  d’autres termes,  que  tout  n’est  pas  donné  d’un  seul  coup,  comme  sur  la  bande  du  cinématographe ? 

 

Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose

qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité 

absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système  artificiellement isolé,  comme  un  verre  d’eau  sucrée, mais  dans le  tout  concret  avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. 

 

Cette durée peut n’être pas le fait de la matière  même,  mais  celle  de  la Vie  qui  en  remonte  le  cours :  les  deux  mouvements  n’en  sont  pas moins  solidaires  l’un  de  l’autre. »

 

Bref, l’erreur à ne plus commettre selon Bergson consiste à rester dans un système de pensée képlérien dans lequel le physicien, à trop considérer le mouvement, en oublie le devenir car il transforme les moments du mouvement en stades déjà accomplis. La démarche scientifique ne retient du temps que sa quantité et non sa qualité qui est de faire changer toute réalité intérieurement.

 

Enfin, l’ultime argument a contrario au déterminisme et à la prédestination (héritière en quelque sorte de notre système de pensée formaté par la science positive) serait que si tout était prévisible, le temps n’aurait plus de raison d’être.

 

Si le temps et notre existence entière ne nous sont pas donnés dans l’immédiateté, n’est-ce pas pour une raison ?

 

Extrapolations

Ne pourrait-on pas imaginer que Dieu ne saurait les conséquences des actes qu’au fur et à mesure qu’ils se produisent ? C’est-à-dire que Dieu connaîtrait l’ensemble de chaque nouvelle suite logique et tous ses changements impliquant à leur tour de nouvelles suites logiques à l’infini… la totalité se renouvelant sans cesse dès lors qu’un nouvel acte surgit du libre arbitre de l’homme. L’omniscience divine ne serait pas « pré-savoir » mais « savoir-instantané », in media res, au cœur de l’action.

 

Ou bien, Dieu qui est hors du temps et de l’espace et qui nous inclut tous en lui, ne nous voit pas comme des vies se déroulant sous ses yeux (de manière mécanique et spatio-temporelle, successive et limitée, telle l’image évoquée précédemment du « grand horloger ») mais comme des ensembles constitués. Je ne dis pas « déjà finis » car cela inclurait de la temporalité. Dieu nous connaîtrait en dehors des notions de limites de temps, d’espace, de vie, de mort. Il nous connaîtrait sous forme d’énergie émanant de sa propre énergie, il serait donc omniscient parce que nous sommes des effluves de sa propre énergie créatrice et qu’il est conscient de l’étendue et des fluctuations de celle-ci. N’est-ce pas l’image de l’arbre et de l’extrémité de ses branches, du corps et de ses membres ?

 

 

Tentative de conclusion

Revenons à la Lettre aux Éphésiens :

« Il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde » (Ep 1,4), « Déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ » (Ep 1,5).

 

Complétons-la par la deuxième Lettre à Timothée :

« Grâce nous a été donnée dans le Christ Jésus avant tous les siècles. Et maintenant voici qu’elle s’est manifestée avec l’Apparition de notre Sauveur » (2 Tm 1,9-10).

 

Ajoutons à cela l’adhésion verbalisée  du Christ :

« Que ta volonté soit faite et non la mienne ».

 

Alors nous comprenons mieux comment le concept bergsonien de « durée absolue » s’articule avec l’impossibilité d’une prédestination empêchant notre libre arbitre. Le dessein de Dieu s’accomplit non par le déterminisme dans la Création, mais par la voie de la rédemption ouverte par Jésus sauveur. La durée permet le pardon et la réconciliation.

 

Ce qui est originel dans la Création, ce n’est pas le péché ni la chute mais bien la filiation divine et l’amour qui la motive. Paul rappelle dans laLettre aux Éphésiens que Dieu est « riche en miséricorde » (Ep 2, 4-5). Si tout était déterminé d’avance, la miséricorde et la rédemption n’auraient pas lieu d’être.

 

Sans impression de paradoxe, je comprends mieux à la fin de cet article pourquoi tout est accompli mais reste à faire. Il n’y a ni illusion, ni démission du côté de l’Homme mais chantier d’humanité. Comme la graine qui doit germer ou le fœtus qui doit se développer mais qui contiennent déjà la totalité de leurs potentialités surprenantes.

 

L’aujourd’hui de Dieu n’est pas le temps présent des hommes. S’il y a chemin il s’agit plutôt de balises et le hors piste en toujours possible. Mais de toute façon, au final, Dieu nous a toujours en son sein.

 

L’Homme ne s’éloigne pas de Dieu car Dieu le suit toujours. Dieu qui contient tous les possibles n’en empêche aucun et les offre à l’Homme qui a donc un choix à faire, non pas large mais infini. La volonté de l’Homme s’exprimera selon la forme qui lui convient le mieux. Y a-t-il déterminisme si les possibilités offertes sont infinies et en mutation permanente

 

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Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.
Ibid.
Version consultable gratuitement en ligne : L’Évolution créatrice
http://www.ac-nice.fr/dumont/CPGE_Litteraires/file/PHILOSOPHIE/evolution_creatrice.pdf
 

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