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Le récit d'Adam a-t-il une fonction étiologique


Le récit adamique a-t-il une fonction « étiologique » ? (4/7)

Est-ce que le récit figuratif de Genèse 2-3 « n’est qu’un mythe ? » Le genre littéraire du mythe[1] est à prendre avec des pincettes. S’il est clair que le préambule à l’histoire d’Israël s’inspire de cette littérature mythique abondante au Proche Orient Ancien (POA), toutefois les récits qu’il contient sont « démythologisés » des superstitions polythéistes et païennes[2]. Ge 1-3 s’inscrit pour Israël comme « fondement sacré » d’une histoire du salut qui s’élance officiellement au chapitre 12 avec l’appel d’Abraham hors d’une terre païenne (voir Josué 24.2-3; Éz 16.3). Toute la subtilité de la discussion reposera sur le fait que Ge 2-3 n’est plus tout-à-fait « mythe » mais n’est pas encore « historique ». Il est à la jonction.

Une notion difficile à comprendre

Si le mythe n’est pas une « fabulation », à l’opposé, il n’est pas encore « historique et étiologique ». Comme il se situe entre les deux, il est difficile à saisir. Tentons de l’expliquer en se replongeant dans l’univers de l’homme religieux antique. Pour lui, le mythe est essentiellement le langage des symboles, lesquels renvoient à des réalités révélées et sacrées. Le mythe vise une compréhension – et non une explication[3] – des réalités célestes et terrestres qui sont premières. Pour l’homme religieux de l’antiquité, les réalités primordiales sont aussi exemplaires. Elles ne constituent pas une connaissance « rationnelle » sur Dieu, sur le Monde ou sur l’Homme, mais elles fondent une connaissance « relationnelle », une façon d’être au monde, de se relier avec ce qui est sacré (au contraire des réalités profanes) donc à ce qui est réel. Les mythes permettent de mettre les humains en phase avec ce qui « est » réellement, la réalité fondamentale de l’existence, ce qui fonde les institutions, les rites, l’éthique, etc…

Genèse 1 : le modèle exemplaire

Cela se confirme-t-il dans la Bible ? Prenez Genèse 1. Nous voyons l’action créatrice de Dieu sur le modèle d’une semaine de 7 jours. Notez les anthropomorphismes. Dieu travaille le jour et demeure inactif la nuit. Durant les 3 premiers jours, il sépare et ordonne l’espace, puis dans les 3 jours suivant, il peuple et installe des rois dans les espaces créés. Et il se repose le septième jour, s’installant dans son règne, faisant alliance avec toute la création qui lui sert de temple. Cela représente le modèle exemplaire de la vie du peuple d’Israël, appelé lui aussi à dominer, à peupler et à sanctifier le monde.

Pour l’Israélite, comme l’homme est « créé à l’image de Dieu », il doit refléter son créateur. Mais comment le fera-t-il ? Selon le modèle divin, premier, sacré. Ou trouver ce modèle ? Dans le mythe révélé. C’est ainsi que toute la vie cultuelle du peuple de Dieu devra être en harmonie avec les réalités divines révélées par Dieu : « fais tout selon le modèle (tupos) qui t’a été révélé sur la montagne » dit Dieu à Moise. Lisez les passages suivants pour comprendre l’importance des « modèles originaires » dans l’AT et le NT : Ex 25.9 et 40; Nb 8.4; 1 Ch 28.19; Hé 8.5; Jean 5.19; Mat 6.10; Col 3.1; etc…

L’Israélite, comme tous les peuples de l’antiquité, cherchait à fonder sa vie, sa foi et son éthique sur le modèle divin. Voilà la première raison d’être de Ge 1. Personne ne se préoccupait (comme aujourd’hui) si le récit était factuel, historique ou scientifique. La préoccupation du texte était de fonder une théologie (un seul Dieu, etc.), un rythme de vie (travail 6 jours), la pratique cultuelle (le sabbat), l’exercice de la royauté (dominer, séparer, peuple) et l’exercice du sacerdoce (garder la création en harmonie avec le Roi Céleste). Bref, Ge 1 a pu permettre au peuple de reproduire le « modèle exemplaire » des réalités célestes. En sortir, c’est déjà pécher, comme le second récit en donnera l’exemple.

Genèse 2 : le modèle de l’homme exemplaire

Pour ce qui est de Ge 2-3, la préoccupation du texte est assez semblable. Quel est le modèle primordial de l’humanité ? Pourquoi l’homme souffre-t-il ? Dieu veut-il notre perte ? Le mythe adamique n’est pas encore de l’histoire au sens moderne pour plusieurs raisons[4] :

1- Comme l’a expliqué M. Richelle, c’est un récit essentiellement figuratif[5]. La présence d’éléments symboliques est repérable à vue: un serpent qui parle, un arbre qui donne la vie, des chérubins armés d’épées flamboyantes, une femme créée à partir d’une côte.
2- Il n’y a pas encore de points de repère historique précis (contrairement à une parabole historique comme en Éz 16).
Le nom d’Adam est pris en son sens collectif « d’humain ». La première référence d’un Adam-individu est soit Ge 4.25 ou 5.1.[6]
3- Il y a présence de figures mythiques : dont le serpent qui parle, un arbre qui donne la vie, des chérubins aux épées flamboyantes, etc.

Le propos est clairement de donner aux premiers destinataires une compréhension – et non pas une explication – de « l’homme exemplaire » dans lequel tous peuvent s’identifier :

1- Il est créé bon (sinon Dieu est mauvais ou responsable du mal).

2- Il devient pécheur puisque, en tant que créature terrestre (fait d’argile), il ne peut pas par lui-même

A- surmonter les convoitises (Ge 3.6; 1 Jean 2.16; Jac 1.13-15) qui naissent des tentations du monde (dont le serpent est le symbole) et

B- accomplir toute la loi par ses propres forces. Ce qui conduit à

3- l’homme exemplaire bénéficie malgré tout de la faveur de Dieu, qui lui promet la victoire sur le mal (Ge 3.15) et la descendance du serpent; Dieu le revêt de peau (v.21), symbole de faveur et d’hospitalité, malgré l’« exil » loin du jardin d’Éden.

Les premiers lecteurs pouvaient facilement saisir le texte en dehors des catégories historiques ou scientifiques sur lesquelles nous réfléchissons. Pour eux, c’était l’histoire « sacrée », l’histoire primordiale de l’homme exemplaire qui parle de la bonté de Dieu, de la faute de l’homme et de l’espérance d’une délivrance dans l’histoire. Sans être historique (au sens moderne), le mythe adamique confirmait pour Israël l’appel d’Abraham. Il montrait qu’en effet ce projet s’inscrivait depuis la fondation du monde dans les réalités sacrées[7]. Ge 2-3 dévoile le mystère de l’histoire du salut, dont l’objectif n’est rien d’autres que de « bénir toutes les nations » (Ge 12.3) à travers la descendance de la femme, depuis le premier Adam. L’appel et la promesse faite à Abraham prend tout son sens dans l’optique de l’histoire primordiale qui sans être historique, par son caractère sacré révélé par le mythe, suffit à la rendre historique.

Pour finir, résumons simplement en disant que d’un point de vue exégétique, rien ne force à voir en Ge 1-3 des événements historiques. Le caractère sacré du mythe suffisait comme fondement pour l’homme religieux de l’antiquité. Si l’analyse est juste, Ge 2-3 ne renverrait donc pas à des vérités historiques et étiologiques, mais à des vérités théologiques et existentielles intemporelles. C’est pourquoi, les auteurs du NT –  dont Paul –  considéreront le récit dans leur compréhension de l’homme, mais surtout, dans leur compréhension de l’oeuvre du salut en Christ.

On ne peut donc pas dire de Ge 2-3 : « ce n’est qu’un mythe ». Il faut dire, comme Paul Ricoeur le suggère dans la Symbolique du Mal, que Ge 2-3 « a la grandeur du mythe, c’est-à-dire a plus de sens qu’une histoire vraie. »[8].


[1] Celui qui nous a le plus enrichi sur la pensée des anciens et le mieux expliqué le genre littéraire du mythe est Mircéa Éliade. Voir par exemple Le Sacré et le Profane (1965) Gallimard, 181 p. Les mythes racontent des événements primordiaux. Ces événements originaires sont sacrés; ils n’auraient pas été connus si Dieu (ou les dieux) ne les aurait révélé. Ceux-ci fondent le réel. C’est ce sacré et ce réel que cherche à connaître l’homme religieux antique. Car vivre dans le sacré, c’est vivre dans le réel. Ces événements donnent les modèles exemplaires de toutes les activités humaines. M. Éliade dira : « Mythe = modèle exemplaire » (idem, p. 82)

[2] ll y a déjà une démythologisation à l’oeuvre dans les mythes Hébreux : pensons au fait que « l’eau » de Ge 1.2 n’est plus l’océan primordial duquel « naquirent les dieux » (Énuma Élish) mais bien de l’eau (h2O)

[4] Plusieurs auteurs parlent des critères d’historicité. Mentionnons Pierre Gibert qui en donne 3 dans Bible, mythes et récits de commencement (1986) Éditions du Seuil, Paris, p. 100 : Il dit que Ge 2-3 respecte ces critère. Nous en parlerons une autre fois.

[5] Comme l’exprime bien M. Richelle en parlant du modelage de l’homme à partir de l’argile, l’arbre de vie, le serpent ou des chérubins, « Il est donc parfaitement illusoire d’imaginer (comme le font certains), en amont de la Genèse et de tous ces textes, une transmission ininterrompue depuis Adam, par tradition orale, des détails concrets des événements – ces détails étant presque tous figuratifs. Tiré de Adam ou es-tu ?, 2013, Excelsis, p.27).

[6] La Septante suivie par la Vulgate fait de l’Adam en Ge 2.16 un nom propre: « L’Éternel Dieu ordonna à l’homme »…. Or l’humain n’est pas encore achevé; la femme n’est pas encore apparu dans le récit. « Il n’est pas bon que l’adam soit tout seul, je lui ferai une aide pour son vis-à-vis » (v.19). On comprend que l’adam de Ge 1.27 sera complet en Ge 3.23 pour faire « un ». Les deux récits de Ge 1 et 2-3 donne ainsi le même enseignement: l’humain, c’est l’homme et la femme.

[7] Cela peut permettre des textes tels que 1 Pi 1.19-20

[8] Ricoeur, Symbolique du Mal (1960), Aubier Montaigne, p.222

 


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