Introduction

(Benoît Hébert)

Aloïce Touzet n’est pas seulement une traductrice de grand talent ( elle traduit actuellement pour vous la série de Dennis Venema (généticien) que nous avons appelée « l’évolution pour les nuls »), elle est aussi une étudiante en master 2 de philosophie à Nanterre. Elle travaille sur un mémoire sur Joseph Glanvill,  auteur anglais du XVIIe siècle,  qui défendait une forme de scepticisme qui permettrait l’avancement des sciences expérimentales ; il est un défenseur et un membre de la Royal Society, société fondée à l’époque dont a fait partie notamment Newton, qui conduisait des expériences scientifiques. Il était aussi un religieux, équivalent prêtre dans l’Eglise anglicane, et cherchait à apaiser les conflits entre les confessions qui faisaient encore rage à l’époque (on est à l’époque de Cromwell, et de la guerre civile anglaise) ; tout ce qu’il dit sur la connaissance et la vérité a toujours un rapport avec une éthique ou une recherche de l’apaisement.  Son travail consiste à traduire des extraits d’un de ses ouvrages, Scepsis scientifica, de le commenter sous l’angle de son scepticisme, et de le présenter plus généralement en contexte. Elle fera peut-être une thèse sur le même sujet. Elle aimerait surtout enseigner la philosophie. Elle partage ici ses réflexions sur une notion souvent mal définie: la vérité.

 

Le problème de la vérité

 

Avez-vous remarqué comme on s’emmêle les pinceaux dès qu’on essaie de parler sérieusement de vérité ? Je ne peux m’empêcher de remarquer le fossé qu’il existe parfois entre ce qu’on dit de la vérité explicitement, c’est-à-dire quand on parle expressément d’elle, et ce qu’on en dit implicitement, dans nos réactions, nos actions, certaines de nos paroles. Moi qui fais des études de philosophie, cette notion me questionne toujours :  on me dit que je suis à la recherche de la vérité. D’accord, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Et puis d’abord, de quelle vérité parlons-nous ? Déjà quand je pose cette question, je sous-entends qu’il y en a plusieurs. Lorsque je lis des auteurs, que je cherche à les comprendre, être à la recherche de la vérité ne semble pas être la même chose que lorsque je cherche à répondre à une question bien précise ; et peut-on amalgamer vérité logique, métaphysique, physique, sociale et j’en passe ? D’autre part, je suis aussi chrétienne, et je crois à la parole du Christ, dans laquelle il dit qu’Il est la Vérité. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que tout ce qu’il dit est vérité, ou bien qu’une personne est vérité ? Et dans ce cas, la vérité pourrait s’incarner, et ne pas être qu’une question de connaissance et de langage ? Enfin, j’ai été une enfant, et me suis moi aussi fait gronder, comme tout le monde, parce que je mentais : il faut dire la vérité ! Alors, de quoi parle-t-on ? Est-ce que la notion de vérité n’est pas équivoque, c’est-à-dire qu’elle recouvre plusieurs sens ?

Jusque là, la question peut sembler très abstraite ; question de définition. Mais je crois que ça va plus loin que ça. Notre conception de la vérité, implicite ou explicite, inconsciente ou consciente, conditionne notre façon de parler et notre façon d’écouter. Elle conditionne notre rapport à l’autre et notre rapport à notre connaissance en général ; et ça, c’est fondamental, d’autant plus pour suivre le commandement du Christ : aime ton prochain comme toi-même.

 

La vérité = dire ce qui est

Définition aristotélicienne

Commençons avec la définition la plus claire et la plus simple de la vérité : selon Aristote, elle est adéquation du discours au réel. Cela signifie que la vérité n’est que la corrélation du réel ; la vérité ne dit rien de plus que le réel, elle le traduit avec des mots. Cette définition là s’oppose au mensonge. Dire que je suis à New York quand je suis à Paris n’est clairement pas adéquat au réel ; je mens. Au mensonge s’ajoute la dimension de l’intention, qui le distingue de l’erreur. Cette définition conduit à juger tous les discours, en rangeant les uns dans la case vérité, et les autres dans la case mensonge ou erreur, en tout cas, dans la case inadéquation au réel. Jusque là, rien de trop compliqué, je crois que l’on peut tous s’accorder. La vérité dit ce qui est, et elle prend ses racines dans le réel. Cette définition est assez large pour inclure plusieurs des « vérités » mentionnées plus haut : vérité physique, sociale. Et pour Aristote, cette vérité est la même que la vérité mathématique ou logique, qui n’est qu’une structure du réel que nous voyons.

Le problème de notre accès au réel.

Le problème de cette définition, qui est bonne, c’est le problème de notre accès au réel. Pour des événements simples, voire triviaux, la question ne se pose pas. Mais pour ce qui est de la physique par exemple, qu’en est-il ? Comment puis-je produire un discours qui soit adéquat au réel ? Mais surtout, comment puis-je atteindre ce réel ? Question abstraite ? Question banale de savoir si tout ce que je vis n’est qu’un rêve ? Non, cette argumentation n’est jamais absolument convaincante, je ne connais personne qui ait su y croire vraiment et longtemps. Non, mais prenez la Terre. Longtemps, nous avons cru qu’elle était plate ; que les planètes tournaient autour de nous. Que le soleil se levait et se couchait, et que c’était lui qui était en mouvement, et non pas nous. Quoi qu’en dise la science aujourd’hui, notre sensation non informée continue à nous dire que la Terre est plate, et qu’elle ne tourne pas. Il est possible de dépasser nos erreurs, je ne souhaite pas prêcher un scepticisme forcené qui nie toute connaissance possible du monde ; si nous appelons des illusions illusions, c’est bien que nous savons les distinguer de ce qui n’en est pas. Il en va de même pour la Terre ; avant Galilée, l’hypothèse avait été émise que la Terre fût ronde, et qu’elle tournât autour du soleil ; mais c’étaient par de savants calculs mathématiques, et ce sont de grands physiciens qui nous ont permis de dépasser notre sensation première. Ce que j’essaie de montrer, c’est que le réel que nous disons ne se donne pas si facilement que nous aimerions le croire. Il est assez facile de ne pas mentir : il n’est pas facile de ne pas se tromper.

 

De l’attitude dogmatique à l’humilité

Garder cela en tête, c’est passer d’une attitude dogmatique à une attitude plus humble, peut-être plus sceptique, mais dans le sens constructif du terme. Je m’explique. L’idée de discours vrai exclut tout discours contraire à lui, parce que selon le principe de non contradiction, une chose ne peut pas être et ne pas être en même temps sous le même rapport : je peux dire que la Terre est immobile relativement à ma sensation, et qu’elle est mobile relativement au soleil ; mais je ne peux pas dire que la Terre est immobile et mobile en même temps et relativement au soleil, c’est contradictoire. Parce qu’un discours vrai exclut tout discours contraire ou contradictoire à lui, croire que l’on possède la vérité peut conduire à une attitude qu’on appelle dogmatique, c’est-à-dire une attitude dans laquelle on est certain de ses connaissances, au point de ne chercher qu’à convaincre celui qui n’est pas d’accord avec nous. Le problème, c’est que celui qui est dogmatique a tendance à confondre vérité et certitude ; mais à partir du moment où l’on est certain, on ne cherche plus la vérité.

J’entends une objection : lorsqu’on a trouvé la vérité, ne faut-il pas cesser de la chercher ? Oui, certes. Mais ce que j’essayais de dire un peu plus haut, c’est qu’il n’est pas facile de ne pas se tromper. Ce qui signifie qu’en réalité, il est très difficile d’être certain légitimement. Je m’appuie ici sur Joseph Glanvill, auteur anglais du XVIIe siècle, qui écrit contre le dogmatisme mais en faveur du progrès de la science expérimentale. L’attitude du dogmatique affirme qu’on peut avoir des certitudes ; ce que je veux bien concéder. Mais cette attitude dévie très vite vers une attitude un peu agressive de celui qui possède la vérité et qui veut l’imposer à tous ; elle a pour conséquence de ne reconnaître que les faiblesses des raisonnements des autres, et c’est une preuve d’orgueil ; de refuser d’écouter ce que l’autre dit, ce qui est un refus de grandir dans la connaissance ; et enfin, de croire qu’il est possible d’épuiser le réel par un seul discours, ce qui me semble particulièrement présomptueux. Je réponds avec Glanvill qu’il faut regarder la poutre dans son œil avant de regarder la paille dans l’œil du voisin ; que nous ne sommes pas encore dans le Royaume des Cieux et que par conséquent, notre connaissance est voilée ; que le vrai et le faux sont partout mélangés, et c’est pourquoi chaque personne a quelque chose à nous apporter, quelque soit son statut ; que le réel est infiniment complexe, et qu’il faut une infinité de discours pour en parler.

La vérité est un discours adéquat au réel ; mais le réel est difficile à atteindre. Alors si nous cherchons vraiment la vérité, soyons assez humbles pour la chercher à plusieurs, et pour sortir de cette dimension polémique que nous semblons tant aimer ; cessons de nous battre à coup de mots, de concepts, de données scientifiques et de chiffres, en criant plus fort que les autres, ou en écoutant ce que l’autre dit pour mieux répliquer ; ayons le courage d’écouter et d’apprendre, de sortir de nos forteresses de certitudes pour mieux nous approcher de ce réel qui n’est pas aussi familier que nous aimerions le croire.

 

La vérité = ce qui doit être

Mais il nous reste une deuxième définition de la vérité à examiner : il s’agit de la vérité que nous cherchons à atteindre, et qui n’est plus un simple discours qui cherche à verbaliser quelque chose qui est, de cette vérité de Jésus, de cette vérité-personne. C’est cette même vérité que nous retrouvons en morale, lorsque nous cherchons à définir comment il faut agir ; c’est celle-là encore que nous appelons lorsque nous voulons distinguer l’histoire de l’Eglise et sa vérité. Dans ce cas là, la vérité se définit comme ce qui doit être. Dans la première définition, la vérité est un discours qui est second, alors que le réel est premier : on part de notre accès au réel pour ensuite le verbaliser et le transformer en discours. Dans cette deuxième définition, le rapport est inversé : la vérité est première, et il s’agit de l’appliquer au réel, de chercher à l’incarner. En ce sens là, la vérité du monde, c’est le monde tel que Dieu le veut, tel qu’il l’a créé au départ ; la vérité de l’homme, c’est Jésus, homme parfait, second Adam, la Parole incarnée, la Parole faite chair. Bien sûr, Jésus est à la fois pleinement Dieu et pleinement homme, et il convient de distinguer les deux natures ; nous n’avons pas à être comme Jésus en tant qu’il est Dieu ; mais nous avons à l’imiter en tout point en tant qu’il est homme. C’est en ce sens qu’il est la Vérité.

Il en va de même pour l’Eglise. Les chrétiens sont très souvent accusés par les athées, et à raison, d’avoir agi en contradiction flagrante avec les préceptes du Christ. Dans les ouvrages un peu anciens, les moines passent souvent pour les plus débauchés, qui font commerce du salut ; les croisades et leur violence, l’évangélisation des populations colonisées, les crimes de l’Eglise incarnée sont nombreux et très lourds à porter. Et pourtant, on ne peut pas nier l’Eglise tout de bloc à cause de certains hommes qui l’ont tristement représentée. Il y a l’Eglise historique, qu’il nous faut prendre en compte et qui fait partie de notre définition ; et il y a l’Eglise telle que Jésus et ses apôtres l’ont définie, celle qui est en vérité, heureusement incarnée aussi, mais toujours imparfaite ; il suffit de fréquenter quelques dimanches n’importe quelle paroisse pour se rendre compte que l’amour du prochain n’est pas si simple, et pas toujours aussi présent qu’on le souhaiterait. La vérité de l’Eglise, c’est celle que l’on nous appelle à incarner. Et accuser l’Eglise historique, ce n’est pas accuser sa vérité.

Il est difficile de reconnaître cette définition, et je crois, sans en être certaine, qu’un certain nombre d’athées qui disent ne pas croire qu’il y a une vérité réfèrent à cette vérité là : il n’y a pas de devoir-être, il n’y a pas de vérité vers laquelle on doit tendre ; il n’y a que ce qui est.

Là encore, il faut prendre cette vérité avec des pincettes ;  si nous savons que nous avons à aimer notre prochain, nous ne savons pas toujours comment bien l’aimer, et parfois lorsque nous croyons l’aimer, nous lui faisons du mal ; de même, si nous savons qu’il faut aimer Dieu, de toute notre pensée, de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre force, nous avons à apprendre comment mieux l’aimer ; est-ce que l’aimer en pensée, ce n’est que faire de l’apologétique ? Et si nous savons que Jésus nous appelle à faire des disciples, est-ce que cela signifie qu’il faut convertir le plus de personnes possibles, par tous les moyens possibles, y compris par coups de Bible sur la tête ou par menace de souffrances éternelles, dans une forme de complaisance du discours de celui qui croit se savoir sauvé, en regardant celui qu’il croit savoir perdu ? Méfions-nous de notre certitude, que nous croyons juste et corrélée à la vérité. Quand bien même cette vérité nous est révélée, quand bien même nous avons à l’incarner, soyons prudents quant à la façon dont nous nous y prenons ; et demandons à l’Esprit son discernement et sa sagesse, afin d’incarner tel qu’il nous le demande ses préceptes, cette vérité.

 

Le terme de vérité possède deux définitions qu’il convient de ne pas confondre. D’une part, la vérité est un discours adéquat au réel ; d’autre part, la vérité est ce qui doit être, et ce qui a à être incarné, ce qui doit informer le réel. La deuxième définition de la vérité concerne notre comportement plus directement ; la première, notre rapport à notre connaissance. Mais il y a une exhortation qui leur est commune : méfiez-vous de votre certitude. Il ne s’agit pas de vivre dans un doute perpétuel, qui empêche d’agir ; mais ayons le courage d’écouter celui qui ne pense pas comme nous, que ce soit mon prochain, ou que ce soit l’Esprit. Ayons le courage de lâcher cet orgueil qui nous conduit à nous borner à ce que nous savons, sans vouloir en apprendre plus, et qui conduit à une guerre des égos, plutôt qu’à une recherche de la vérité. Ayons le courage d’embrasser l’inconfort de notre situation, qui est de ne pas avoir beaucoup de certitudes, pour mieux entendre l’autre. Enfin, ayons confiance que la vérité comme discours adéquat au réel, ou la vérité comme ce qui doit être incarné, conduit toujours vers la même personne, vers le Créateur de l’univers, qui nous permet de l’admirer dans ses œuvres ; et vers celui qui est Amour, et qui voudrait nous associer à son œuvre comme des amis, et non plus comme des serviteurs.