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Le péché originel revisité


 

Nous avons vu dans la première partie que le récit d’Adam n’est pas celui d’une « chute » au sens gnostique. Il ne parle pas d’un individu créé incorruptible et éternel[1], jouissant de dons « préternaturels »[2], dont le corps était parfaitement subordonné à l’âme, et qui déchoie par orgueil dans un péché de nature transmis héréditairement. Cette histoire-là est plutôt celle d’un « un mythe dogmatique parallèle aux mythes de la gnose »[3], une pensée étrangère à l’intention des auteurs hébreux, élaborée à partir d’un cadre philosophique essentialiste néoplatonicien.

Cette lecture augustinienne de Genèse 2-3, répandue dans plusieurs églises évangéliques, cause plusieurs problèmes, notamment en ce qu’elle place les croyants en opposition directe avec la science d’aujourd’hui et ses découvertes concernant la théorie de l’évolution. De plus, elle les empêche de bénéficier des nouvelles découvertes exégétiques sur le genre littéraire des récits de création et des nouvelles connaissances sur le contexte culturel et religieux du POA. Tous ces nouveaux éléments ont largement modifié notre compréhension du sens de ces textes dans le sitz im leben (origine du message dans le vécu).

Nous voulons ici proposer un cadre plus existentialiste[4] et moins spéculatif – plus proche selon nous de la pensée sémitique – afin de transposer les éléments fondamentaux de la théologie augustinienne du p.o. dans un registre philosophique différent[5]. Nous espérons que cela permette de mieux harmoniser les vérités bibliques avec la science moderne et l’intention des auteurs de Genèse 2-3.

En effet, la pensée sémitique des Hébreux est plus concrète et centrée sur le réel. Elle ne spécule pas sur l’être dans sa dimension ontologique, mais réfléchit l’existence concrète et observable. Nous observons un exemple magistral de cela dans le livre des Proverbes[6]. Rappelons à titre d’exemple que le mot « connaître », pour l’hébreu n’est pas une connaissance intellectuelle pure, mais « une nuance de sympathie entre le sujet connaissant et l’objet connu »[7]. De même, l’existentialisme récuse les systèmes rationnels[8]. Pour lui, « l’existant ne se déduit pas : il se constate »[9]. Et concernant la connaissance de Dieu, l’homme doit s’engager dans un mouvement de foi[10]; il ne peut pas juste en contempler intellectuellement l’essence.

Voici donc quelques pistes qui permettraient de reformuler trois éléments-clés du p.o. augustinien dans un cadre plus existentialiste.

L’aveu de l’innocence primordiale

L’existentialisme reconnaît le primat de l’existence sur l’essence[11]. En disant cela, il reconnaît que l’existence donnée précède tout choix et toute détermination. Le don de l’existence, une existence qualifiée de « très bonne », précède l’essence. Celle-ci découle de la liberté humaine à se définir. Ainsi, l’existentialisme chrétien fait-il l’aveu de l’innocence primordiale d’Adam et de l’absolue bonté de Dieu qui donne l’existence. Car avant de choisir, raisonner, prier, ou même pécher, etc. il faut d’abord exister.

Cette existence est donnée dans un corps; elle est incarnée, relationnelle, libre et appelée à une vocation divine. L’existence, c’est premièrement « être-là » (Dasein)[12], c’est d’être en situation (G. Marcel) incarné dans le monde.

Deuxièmement, exister est être en relation, c’est « être-avec » (Mitsein). L’homme est un être « dont la vie n’atteint sa plénitude que dans une dimension communautaire »[13]. L’Adam biblique n’est pas un individu isolé, il est un collectif, il est mâle et femelle[14]. Dieu dit : « faisons l’Adam à notre image ». En ce sens, l’image de Dieu en l’homme se voit dans une communauté en relation, à la fois « devant Dieu » et les autres. Barth définit l’image comme une responsabilité relationnelle[15].

Troisièmement, l’essence de l’homme se définit par ses choix; il n’y a rien qui, dès le départ, détermine l’homme complètement, ni son héritage génétique, ni son héritage culturel, ni une essence rationnelle et spirituelle (Calvin). Rien ne peut entièrement le définir sans qu’il n’y consente volontairement. L’Adam (au sens communautaire), c’est l’être en devenir, l’être-pour-la-vie, appelé à la vie éternelle. L’image de Dieu en l’homme a aussi un aspect « vocationnel », celui de rechercher la vie, notamment en régnant de manière intègre et en se multipliant (Ge 1.28). Il lui appartient de décider de son sort entre le choix de la vie ou la mort (Ge 2.9; Dt 30.19)[16].

Ni Dieu ni l’essence de l’homme ne sont trouvés responsable de la faute, mais la liberté seule. Il n’est pas le résultat d’un décret souverain (Blocher) ou un déterminisme biologique (un gène égoïste).

L’aveu de la faute

Comme Kierkegaard l’a montré, l’innocence primordiale est aussi ignorance[17]. Pouvoir se définir par des choix, c’est reconnaître ne pas tout savoir à l’avance. La connaissance infuse n’est pas initiale. Elle vient « après » avoir expérimenté, après s’être engagé dans l’existence par la foi[18].  Si Adam avait su ce qu’était la « mort » (Ge 2.17), il n’aurait sans doute pas mangé le fuit défendu. C’est en expérimentant remord et honte qu’Adam prend conscience d’un état d’innocence primordiale qu’il ne soupçonnait pas au départ[19].

Voilà qui modifie le lien entre l’Adam biblique et chaque individu. La « rupture » d’Adam (terme plus relationnel que le mot « chute »), c’est déjà la situation existentielle de chaque être humain – et celle de l’humanité au complet – projetée sur le premier homme pour en exprimer la portée universelle. Cette position a l’avantage de ramener Adam à notre niveau, de le faire à « notre image ». Comme nous, son péché s’amorce par la convoitise (Ja 1.14) « survenue » par les tentations (1Co 10.13) extérieure, que symbolise la venue du serpent mythique.

Cela pourrait nous aider à se figurer la « justice originelle » d’Adam et celle des tout-petits. Elle vient d’une foi présente « en germe ». Martin Luther[20] disait que la foi se trouve d’une certaine manière présente chez les nourrissons qui se fait baptiser[21]. Ainsi, l’Adam biblique dévoilerait que la condition existentielle coupable des enfants n’est pas première, mais c’est plutôt une existence donnée, à eux aussi, comme « très bonne »). Cette position mérite d’être explorée[22].

Le p.o comme structure oppressive

Ce dernier point évitera un glissement pélagien que certains auront peut-être à tort soupçonné. Une réflexion plus existentialiste sur le p.o. le comprend comme une structure supra-individuelle oppressive. Celle-ci n’affecte pas la dimension ontologique de l’homme – car le péché n’est pas chose et n’a pas d’essence –  mais affecte l’existence humaine, ses choix. Il « infecte » non pas « la nature », bien sûr, mais la culture (les relations, la vocation) [23]. Cette atmosphère dominante asservit les individus telle une puissance irrépressible dont Paul fait mention dans ses lettres[24], et entraîne tous les humains à participer à cette problématique qui consiste à continuellement « manquer le but » de la vocation divine. Nul ne peut s’en sortir seul. Tous ont besoin de grâce.

À un niveau plus individuel, le p.o. est  « l’état qui précède la nouvelle naissance »[25]; c’est sa condition de chacun avant d’entendre la parole libératrice de l’évangile (P. Tillich[26]). Jésus dit : « il faut que vous naissiez de nouveau ». Aucun enfant ne vient au monde avec la connaissance du plan de Dieu, encore moins avec l’illumination intérieure de la grâce. Chacun vient au monde en héritant de programmations biologiques et culturelles. L’enfant, comme une éponge, intègre tout de son environnement. Il prend conscience parfois brutalement des carences qu’il hérite de son milieu familial, social, etc. Il devra alors « quitter » une « manière futile de vivre que vous ont transmise vos ancêtres » (1 Pi 1.18) pour choisir l’enseignement évangélique qui conduit vers une nouvelle création (2 Co 5.13).

Nous conclurons en proposant ce renversement copernicien : Si donc le p.o. montre la  condition existentielle de l’humanité, sa situation vraie devant Dieu, révélant que l’humanité est devenue ce que Dieu n’a pas voulu, alors peut-être qu’avant de pointer du doigt les enfants –  nos enfants – comme pour exhiber en eux une prétendue nature mauvaise, nous devrions d’abord nous regarder dans le miroir de la Parole, et nous confesser auprès d’eux de la mauvaise image que nous reflétons. Et se repentir de tout ce que nous continuons de transmettre d’injuste aux enfants, individuellement et collectivement, et qui manifeste notre écart par rapport au plan originel de Dieu.

 



[1] De Genesi ad litt., XI, 1, 1

[2] J. Behr (1998) Anthropologie, dans Dictionnaire Critique de Théologie, PUF, Paris, p.61

[3] P. Ricoeur (1969), Le Conflit des Interprétations, Seuil, paris, p. 272

[4] Le cadre existentialiste « chrétien » a une longue histoire depuis Kierkegaard, G. Marcel, P. Ricoeur, pour ne nommer que ceux-là.

[5] Les 3 points sont : 1- la bonté originaire de l’homme avant toute détermination de sa liberté; 2- l’aveu de la faute; 3- l’esclavage du péché et le besoin universelle de rédemption.

[6] Sans vouloir sous-entendre que les hébreux étaient « existentialistes », ce qui seraient totalement anachronique, nous pensons toutefois que ce cadre philosophique se marrie mieux à leur façon naturelle de penser.

[7] G. Pidoux (1959), l’homme dans l’Ancien Testament, cahiers Théologiques 32, p. 43

[8] Pensons seulement à S. Kierkegaard combattant le système totalitaire hégélien

[9] P. Foulquié (1958), L’existentialisme, PUF, p. 46

[10] L’évangile de Jean ne dit-il pas en Jean 5.40 et 7.17 que pour connaître Jésus/Dieu il faut « venir à lui » et « faire sa volonté » ? « Vous sondez les Écritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle : ce sont elles qui rendent témoignage de moi. 40  Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! » (5.39s); « Si quelqu’un est décidé à faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra bien si mon enseignement vient de Dieu ou si je parle de ma propre initiative. » (7.17)

[11] Kierkegaard, Søren. Philosophical Fragments, 1844

[12] M. Heidegger (1964) L’être et le temps, Galimard, Paris, p.31

[13] W. Cayo, Le Lien, été 2012, p.7. Texte disponible sur :  http://www.mennonitebrethren.ca/wp-content/uploads/2012/09/Ete-2012.pdf

[14] L’hébreu ne considère pas Adam comme un simple individu isolé. Ils considèrent l’individu comme étant la manifestation du groupe auquel il appartient, ici l’humanité au complet.

[15] W. Cayo, Le Lien, été 2012, p.6

[16] Ce message se trouve à l’introduction et à la conclusion du Pentateuque.

[17] « Ainsi quand, dans la Genèse, Dieu dit à Adam : « tu ne mangeras pas des fruits de l’arbre du bien et du mal », il est clair qu’au fond Adam ne comprenait pas ce mot… » (Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, Philosophie de l’Existence, France Loisirs, Paris, 2001, p. 638). L’explication est psychologique.

[18] Pour Kierkegaard, l’angoisse est posé dans l’innocence, « l’angoissante possibilité de pouvoir » (Le concept de l’angoisse, idem, p. 638)

[19] Pour Kierkegaard la faute naît du vertige de la liberté et la conscience naît de la faute.

[20] Luther, pour justifier le baptême des enfants, disait que la foi s’est trouvée, d’une certaine manière, en germe chez les enfants baptisés. Voir SERMONS OF MARTIN LUTHER – THIRD SUNDAY AFTER EPIPHANY. 2.28

[21] Rappelons que Luther n’a pas abolit le baptême des enfants, mais en a modifié le sens. Les réformateurs ont changé la signification du baptême des enfants. Ce n’est plus un baptême qui régénère, efface la tare et redonne la grâce du libre-arbitre. Les réformateurs ont compris la signification du baptême dans un contexte d’une théologie de l’alliance (Stanley Grentz (1994), Theology For The Community of God, Eerdman’s, Grand Rapid, p.525), c’est un signe d’alliance qui n’accomplit pas le salut, puisque la foi future sera nécessaire pour « valider » le sacrement (idem, p.529).

[22] Psaume 71:5-6; 22.11; 139.13-13; Luc 18:15-17; Mathieu 18:1-5; Mathieu 18:6; Mathieu 11:25-27; Mathieu 21:15-16

[23] Le péché corrompt les pensées, non le cerveau. Nous pourrions citer Col 1.21; Éph 4.22-24; 1 Pi 1.18

[24] Par exemple : Rom 5.12; Éph 2.1; etc.

[25] L’expression vient de C. Tresmontant (1980), Problème du Christianisme, Seuil, paris, p.269.

[26] Paul Tillich parle de « la condition aliénée d’hommes qui n’ont pas encore entendu la parole libératrice de Dieu » (R. Williams (1998), Le Péché, dans Dictionnaire de Théologie Critique, PUF, p.880

 


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