Article 2 sur un total de 4 pour la série :

« Et Dieu vit que cela était bon » : la mort et la douleur dans l’ordre créé


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La création parfaite (le paradis) corrompue par la chute de l’homme

Un parti pris théologique fondamental des défenseurs de la position Jeune-Terre est de considérer que toute mort, toute douleur et toute souffrance sont une conséquence directe de la chute et qu’elles étaient absentes de la bonne création originelle. Le théologien John C. Whitcomb, par exemple, co-auteur de l’ouvrage The Genesis Flood, soutient que

la mort aurait pu ne pas exister dans le règne animal avant la chute et la malédiction

car toute mort physique est la conséquence de la rébellion d’Adam. D’autre part, selon la perspective de Whitcomb, le royaume de Dieu, que Christ établira lors de sa seconde venue, sera un monde restauré à l’état qui précède la chute :

Au cours du règne de Dieu, pour lequel notre Seigneur nous a exhorté de prier (Matthieu 6.10),

Le loup habitera avec l’agneau (…). Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage (…). Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux (Ésaïe 11.6-9).

Ces caractéristiques du règne prochain du Christ, qui s’étendra sur mille ans (Apocalypse 20.2-7), nous montrent clairement comment était le royaume animal dans le monde avant la chute.[i]

 

Vue sous cet angle, la création d’origine, exempte de douleur et de mort, aurait été radicalement transformée, et même rebâtie, en conséquence de la désobéissance humaine au temps de la chute. Cette position est difficile à soutenir à partir des Écritures. Premièrement, cela supposerait que les conséquences de la chute décrite dans le deuxième chapitre de la Genèse impliquent la corruption et le dévoiement de la relation des humains avec Dieu, des humains entre eux et des humains avec le reste de la création. Là où jadis il y avait une relation marquée par une gestion attentive et une souveraineté emplie d’amour, il ne subsisterait qu’une relation d’adversité marquée par l’exploitation égoïste et la soumission violente. La Genèse ne fait aucune mention de tels effets néfastes de la chute s’appliquant directement à la création elle-même. Deuxièmement, les Écritures disent que la création à l’état présent, non à l’état d’un paradis qui précède la chute, rend gloire et louange au Créateur[ii]. La création décrite par les Écritures est celle de notre monde familier, peuplé de lions, d’aigles, de crocodiles et de chacals. Plus important encore, Dieu y est présenté comme celui qui prend soin et nourrit les lions et ses petits, ainsi que les oiseaux de proie (Job 38-41). L’hypothèse d’une création « déchue » discrédite l’interprétation biblique de l’action de Dieu, constamment créatrice et source de soutien, dans la nature.

 

Quelle place reste-t-il à la révélation de la nature dans le contexte d’une telle création « déchue » ? Si la nature entière avait été à ce point transformée à partir de son état originel de « perfection », le monde naturel ne pourrait plus être une source de louange à Dieu ou de révélation du caractère de Dieu. La « déchéance » de la création nous rebuterait alors, plutôt qu’elle nous conduirait à adorer le Créateur. Pourtant, les esprits des prophètes et des psalmistes étaient touchés au point d’être remplis d’émerveillement et de louange.

 

La création elle-même livre un témoignage irrésistible qui plaide en défaveur d’une création exempte de mort et de douleur avant la chute. La mort et la douleur sont bien plus qu’une simple composante de la création ; elles sont tissées dans sa trame. La reproduction, les soins et la protection de la progéniture, la défense, la fuite des prédateurs et la chasse à la proie sont autant de réalités tangibles qui façonnent la biologie et le comportement des espèces animales. De plus, la longue histoire de la vie sur terre démontre clairement l’existence de la mort et de la douleur avant l’avènement de l’humanité. La chronique de fossiles atteste que les mêmes liens écologiques et les mêmes interactions entre organismes (par exemple le carnivorisme, le parasitisme, la décomposition, la maladie) que ceux que nous observons aujourd’hui ont été, de tout temps, des composantes fondamentales des milieux biologiques. Les centaines de millions d’années de l’histoire terrestre ont vu non seulement des morts individuelles, mais aussi l’extinction d’espèces et de groupes taxonomiques entiers. L’hypothèse selon laquelle la mort et la douleur dans la création humaine ont commencé à partir de la chute est tout bonnement incompatible avec les traces conservées de la vie sur terre.

Au-delà de ses lacunes théologiques et scientifiques sérieuses, l’idée d’imputer la mort et la douleur à la malédiction liée à la chute ne résout nullement le problème, tel que Lewis l’énonce. Elle ferait de Dieu le responsable direct de la souffrance animale sans apporter la moindre réponse à cette question : « pourquoi ? ».

 

La création corrompue par la chute de l’ange

Si l’introduction du mal naturel dans l’univers n’est pas consécutive à la désobéissance de l’humanité, alors les objections soulevées par les données géologiques et biologiques sont, pour une large part, dissipées. Bon nombre d’auteurs en ont ainsi conclu que la création avait été corrompue par la chute de l’ange avant l’apparition des humains. Les partisans de cette thèse invoquent l’existence d’êtres angéliques déchus avant même l’avènement de l’univers matériel. Selon eux, ces forces du mal, déterminées à s’opposer à la volonté de Dieu, auraient été à l’œuvre pour détourner l’activité créatrice de Dieu dès le début. Ce point de vue maintient l’idée que c’est à travers la désobéissance d’êtres moraux libres que la douleur et la souffrance ont été introduites dans la création, tout en reconnaissant l’existence de celles-ci avant la chute d’Adam.

Une telle position est défendue par C. S. Lewis. Après avoir plaidé en faveur de l’hypothèse de la chute de l’ange, il écrit :

Il me semble donc raisonnable de supposer que certaine puissance supérieure créée exerçait une action mauvaise sur l’univers matériel, ou le système solaire ou tout au moins la planète Terre, bien avant que l’homme entrât en scène ; et qu’au moment de la chute, quelqu’un, véritablement, tenta l’homme.[iii]

D’une manière comparable, le théologien orthodoxe oriental David Bentley Hart, en s’interrogeant sur les effets dévastateurs du tsunami indonésien de 2004, invoqua des forces spirituelles libres agissant au mépris de la volonté de Dieu[iv]. Par ailleurs, Michael Lloyd a souligné l’impératif théologique de tenir la chute de l’ange cosmique pour responsable de la corruption de la création, laquelle était originellement bonne conformément à l’intention de Dieu. Selon Lloyd, si la création présente était celle voulue par Dieu, nul salut ne serait nécessaire pour l’ensemble de la création[v].

 

Cependant, comme le remarque Robert Wennberg, attribuer la souffrance et la mort dans la création à la chute de l’ange ne résout pas le problème du « mal naturel ». Il s’agit plutôt, avant tout, d’un effort pour dédouaner Dieu d’une telle responsabilité – et ne pas lui prêter la volonté d’autoriser la souffrance animale dans l’intérêt du plus grand bien. Wennberg écrit :

Expliquer l’existence du mal physique en remontant aux opérations destructrices des forces sataniques rebelles ne cautionne cependant rien qui s’apparente à une justification du mal physique. Seule une relation de cause à effet est fournie, non une explication apologétique. « Satan l’a fait », dit-on, mais la question à laquelle il convient de répondre est la suivante :  « Pourquoi Dieu autorisa-t-il Satan ? » [vi]

 

Bien que l’hypothèse de la chute de l’ange ne soit pas en contradiction avec la Bible, il est pour le moins difficile d’en trouver un appui direct dans les Écritures. Attribuer la souffrance et la douleur animale aux actions de puissances déchues est plus difficile encore. En fait, la question se heurte au même type de problèmes théologiques que lorsque le mal naturel est imputé aux conséquences de la désobéissance humaine. Une action satanique de corruption et de dévoiement à l’encontre de l’œuvre créatrice de Dieu est très difficile, sinon impossible, à concilier avec la bonté de la création proclamée dans les Écritures. Quel peut bien être le sens de la déclaration répétée

Et Dieu vit que cela était bon

à propos de la création si cette même création porte l’empreinte corrompue des puissances spirituelles rebelles ? Une telle création ne saurait refléter la volonté bonne et parfaite de Dieu – comment pourrait-elle être qualifiée de bonne, et même de « très bonne » ? Dans quelle mesure cette création dévoyée pourrait-elle donner louange et gloire à Dieu ?

 

Un autre problème théologique sérieux affleure quand on attribue aux forces du mal toutes les manifestations de la mort et de la douleur dans le monde de la nature. Un pouvoir serait alors conféré  à Satan sur la création que les Écritures avaient placé exclusivement dans les mains providentielles de Dieu. D’après les Écritures, tous les processus et les événements naturels sont soutenus par le pouvoir créateur et fortifiant de Dieu. Les pluies ou les sécheresses, les fléaux ou les moissons, les orages ou les séismes font tous partie du plan providentiel de Dieu (Amos 4.6 et les versets suivants)[vii]. Mieux encore, Dieu est décrit dans les Écritures comme étant intimement et activement impliqué dans le cycle continu de la mort et de la vie nouvelle que nous observons dans le monde de la nature.

Tous comptent sur toi
pour leur donner en temps voulu la nourriture :

tu donnes, ils ramassent ;
tu ouvres ta main, ils se rassasient.

Tu caches ta face, ils sont épouvantés ;
tu leur reprends le souffle, ils expirent
et retournent à leur poussière.

Tu envoies ton souffle, ils sont créés,
et tu renouvelles la surface du sol.

(Psaumes 104.27-30)

Si Dieu est à ce point impliqué dans la mort comme dans la vie de ses créatures, comment cette mort pourrait-elle être en même temps imputée aux forces spirituelles du mal ? Les Écritures ne cherchent pas à dédouaner Dieu de la mort et de la douleur présentes dans la création, et nous ne devrions pas le faire nous non plus.

 

La chute a des répercussions sur toute époque – le passé et l’avenir

Certaines approches s’efforcent de maintenir l’idée que la désobéissance humaine est la cause du mal naturel tout en reconnaissant que la mort, la douleur et la souffrance précèdent l’apparition des humains sur terre. Un des arguments avancés est que les conséquences de la chute s’étendent à la fois sur l’avenir et le passé.

William Dembski est l’un des tenants récents de cette thèse. Il part du principe que tout le mal sur terre (le mal moral individuel, mais aussi la mort physique, la souffrance humaine et les catastrophes naturelles) remonte au péché humain. Ce postulat est considéré comme non négociable, enraciné dans la « tradition théologique ». Dans l’argumentaire qu’il développe en réponse au problème du mal, Dembski semble n’établir aucune distinction théologique entre le mal naturel et le mal moral.

 (…) le mal se propage à travers la nature et entraîne le mal naturel, de sorte que l’état perturbé de la nature reflète l’état perturbé de nos âmes. [viii]

 

Bien que le point de vue de Dembski sur les conséquences du péché humain est analogue à celui des tenants de la position Jeune-Terre, il accepte les preuves scientifiques écrasantes démontrant l’ancienneté de l’univers et de la terre, et la concomitance de l’histoire biologique avec la souffrance et la mort. Il se pose ensuite la question suivante :

Si la terre n’est pas jeune, comment se fait-il que tout le mal naturel remonte au péché humain ?

 

La réponse à cette question gît, selon lui, dans la préscience et l’omnipotence de Dieu.

Un Dieu omniscient et omnipotent, capable d’agir préventivement pour anticiper les actions humaines, s’y prendrait forcément ainsi pour anticiper un fait humain aussi capital que celui de la chute. [ix]

 

Par conséquent, Dieu aurait agi préventivement dans la création pour composer un monde en adéquation avec la chute de l’humanité. Mais pourquoi ce monde doit-il contenir le mal naturel ?

Dembski répond que l’effet du péché doit être manifeste dans la création en guise de témoignage de la rébellion humaine.

Pour que, de manière efficace, la rédemption délivre l’humanité du mal, il faut que cette humanité prenne la mesure précise de ce à quoi elle a consenti en se rebellant contre Dieu et en embrassant le mal. Pour accéder à cette clairvoyance, l’humanité doit ressentir de plein fouet le mal qu’elle a déclenché et, de ce fait, il importe que, dans la création elle-même, se manifestent les conséquences de la rébellion humaine contre Dieu.[x]

L’auteur soutient ainsi que Dieu a instauré, de manière préventive, le mal naturel dans la création à dessein de nous faire prendre conscience de la gravité de notre péché. Aucun argument n’est cependant avancé pour expliquer la raison pour laquelle le mal naturel est nécessaire, et même efficace, à cette fin. Les conséquences multiples et évidentes du mal moral ne sont-elles pas suffisantes ?

Dans cette théodicée, l’activité de Dieu dans la création est exclusivement destinée à offrir un lieu refuge à l’humanité déchue. Il n’est nulle part question du mal naturel du point de vue de la création non humaine. Quels en sont les bénéfices (individuels ou collectifs) pour les créatures innocentes ayant subi la douleur et la mort pendant plusieurs centaines de millions d’années avant l’apparition de l’humanité ? Rien ici ne permet de répondre à la problématique posée par C. S. Lewis.

 

A suivre… le mal naturel et la souffrance pourraient-il servir au bon dessein de Dieu ?

 


Notes

[i] Extrait d’un article de John C. Whitcomb publié par l’Institute for Creation Research le 1er juin 2003, intitulé « Progressive Creationism ». L’article est disponible sur le site Internet de l’ICR : www.icr.org/article/121.

[ii] Voir le chapitre 8 du livre d’Henri Blocher, Révélation des origines, Presses Bibliques Universitaires : 1979. J’ai également examiné ces questions dans K. B. Miller, « Theological Implications of an Evolving Creation », Perspectives on Science and Christian Faith 45, n° 3, 1993 : 150-60.

[iii]  C. S. Lewis, The Problem of Pain, New York : Macmillan Publishing, 1962, 129 (Trad. de Marguerite Faguer : Le problème de la souffrance).

[iv] David Bentley Hart, The Doors of the Sea: Where Was God in the Tsunami?, Grand Rapids, MI : Wm. B. Eerdmans Publishing, 2005. L’auteur écrit : « (…) Il apparaît clairement une sorte de dualisme cosmique “provisoire” dans le Nouveau Testament : non un dualisme définitif entre deux principes égaux, bien sûr, mais bien plutôt un conflit entre, d’une part, une entité autonome créée qui s’oppose à Dieu et, d’autre part, l’amour salvateur et durable de Dieu pour autrui » (pp. 62-3).

[v] Michael Lloyd, « Are Animals Fallen? », in Animals on the Agenda: Questions about Animals for Theology and Ethics, ed. Andrew Linzey et Dorothy Yamamoto, Londres : SCM Press, 1998, 147-60.

[vi] Wennberg, « Animal Suffering and the Problem of Evil », 134.

[vii] J’ai abordé la question des « risques naturels » comme faisant partie de l’œuvre divine de renouvellement de la terre et de la vie dans K. B. Miller, « Natural Hazards: Challenges to the Creation Mandate of Dominion? », Perspectives on Science and Christian Faith 53, n° 3, 2001 : 184-7.

[viii] Extrait de l’article en ligne de William Dembski, « Christian Theodicy in Light of Genesis and Modern Science », 2006 : 3–5. Publié sur le site Internet de « Uncommon Descent » et disponible sur http://standfirmfortruth.com/wp-content/uploads/2010/01/2006.05.christian_theodicy.pdf. Dembski a ensuite étendu les arguments de cet article dans son livre The End of Christianity: Finding a Good God in an Evil World (New York : Broadman and Holman Academic, 2009).

[ix] Dembski, « Christian Theodicy in Light of Genesis and Modern Science », 22, 23.

[x] Ibid., 19, 29.

 

 

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