Bonté originaire, justice originelle et perfection morale d’Adam

Pour sûr, le jugement porté par l’Écriture sur l’humanité adamique est positif (Ge 1.31). Adam[1]  est créé originellement « tob » (bon, agréable). Cela « exprime la capacité de la créature à remplir les espérances de son Créateur »[2]. La seule chose qui n’est pas « bon » dans la création de Dieu c’est qu’Adam demeure « seul » (Ge 2.18).

Sans se soucier de ce détail important, sur lequel je reviendrai, la tradition latine de l’église, à la suite d’Augustin, a toujours confessé que l’homme fut créé dans un état de bonté originaire et de justice originelle. Je ne vais pas aller ici à l’encontre de cette conviction théologique, seulement, il semble que cette notion doit être repensée à partir d’une perspective dynamique de l’être humain, qu’accepte notre compréhension scientifique de l’univers, qui est celle d’une création évolutive.

Traditionnellement, l’église latine et réformée a suivi Augustin dans sa conception d’un Adam créé adulte, parfait, et demeurant impassible aux passions de la chair sous l’effet de la grâce divine. Il vivait, disait-il, sans aucun souci et dans une joie éternelle… Or, dès avant lui, Irénée de Lyon (130-202) et avec lui toute la tradition de l’église orthodoxe, a proposé une toute autre conception d’Adam. Tout en professant la bonté originaire d’Adam, la tradition orientale de l’église n’a pas vu en Adam un être créé achevé et accompli, mais plutôt un être parfait créé à l’état d’enfance devant croître vers la maturité spirituelle[3]. Récemment, des théologiens catholiques et Réformées, qui acceptent la théorie de l’évolution, ont repris cette voie « orientale » mais ont remis par contre en question la bonté originaire ainsi que et la justice originelle d’Adam[4].

À partir d’une anthropologie évolutionniste, Schneider, Harlow et Murphy évoquent des arguments pour montrer que l’être humain hérite de sa préhistoire d’un penchant irrésistible pour le péché.  Ils pointent du doigt le « gène égoïste »[5]. Il serait tentant de conclure que l’évolution apparaît incompatible avec ce que dit la Bible des origines de l’humanité. Ou encore que la Bible erre lorsqu’elle parle de bonté originaire d’Adam. Or avant de conclure trop vite à ces deux points de vue antagoniste, que nous refusons d’emblée comme brisant le dialogue[6], j’aimerais proposer une autre voie qui, bien sûr, s’inscrit dans une anthropologie qui emprunte beaucoup à la théologie orientale et spécialement au théologien Irénée de Lyon (130-202)[7].

Cette troisième voie s’appuie sur la conviction fondée bibliquement et scientifiquement que l’humanité n’a pas été créée moralement « accomplie » ou « achevée » dès sa création. Nous dirons plutôt qu’elle a progressée et traversée différents stades dans son développement moral : loi naturelle, loi mosaïque, loi de Christ (Rom 5.13). Et que créé avec la capacité d’atteindre – avec l’aide du Fils et de l’Esprit – l’espérance du créateur, nous dirons que le péché n’est ni un gène, ni une inclinaison naturelle ou innée au mal (pré ou post chute), mais tout simplement un manque de foi/confiance/obéissance dans la révélation divine disponibles à l’humanité à chacun des stades de son développement moral et spirituel.

Le péché s’impose-t-il à la condition humaine dès sa création ? La question est lançée!

L’homme, disions-nous, est créé ontologiquement (par nature)  « tob ». Cela ne signifie pas qu’il fut capable d’atteindre les espérances du créateur « par lui-même », mais seulement avec le soutien du Fils et de l’Esprit (les bras du Père dit Irénée), agissant dès avant la création de l’homme (Pr 8.23). Il est clair pour tous que l’homme n’a jamais été parfait au sens de parfait sans Dieu. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Ge 2.18).

 

Dans le modèle augustinien, Adam était rendu parfait, accompli, achevé dès sa création par l’effet de la grâce. Il était dans un état de béatitude et il aurait pu le rester, s’il n’avait pas commis l’irréparable, qui le fit tomber, lui et toute sa descendance, loin de la grâce et de la présence divine. Ainsi devinrent-ils, lorsque l’on parle de la « chute », totalement corrompus. Aucun aspect de leur être ne fut affecté par le péché (sauf la raison disent les catholiques). Parfait au début, Adam tombe et l’humanité devient mauvaise de nature.

L’innovation de Schneider, Harlow et Murphy, si je puis m’exprimer ainsi, est de proposer une inclinaison naturelle au mal sans passer par une chute historique qui suivrait un état de perfection. Car c’est chose difficile à concevoir pour la science. Ils demeurent, suivant Augustin, Calvin et Blocher, dans une conception plutôt « essentialiste » du péché. Seulement, au lieu de voir cette inclinaison « post-chute », ils la place « pré-chute ». Au lieu de voir le péché comme l’effet de la chute, ils proposent de biologiser le péché, qui consiste en une sorte de « gène égoïste », ce que Blocher refuse.

L’alternative proposé ici est un mixte des deux conceptions. J’espère qu’il passera le test de la cohérence scientifique et théologique. D’abord nous suivons Schneider, Harlow et Murphy qui comprennent Adam comme un « type » de Christ (Rom 5.14) plus que comme un personnage singulier ayant vécu dans la préhistoire. En effet, il est impossible, suivant la science actuelle, de concevoir que l’humanité découlerait d’un seul couple primitif d’humain[8]. J’accepte moi aussi de renoncer à l’historicité d’Adam et du récit de sa chute. Mais attention, je ne renonce pas aux vérités théologiques qu’ils révèlent (comme semble le faire Schneider, Harlow et Murphy).

Bibliquement parlant, au-delà du débat sur l’historicité d’Adam, l’affirmation de Paul en Rom 5 à d’abord une portée théologique. Comme tous meurent en Adam –  Adam étant le « type » (figure) de Christ – tous peuvent donc revivre en Christ qui est la réalité vers lequel pointait Adam. Et comme la désobéissance d’Adam a provoqué la mort de tous, de même le sacrifice de Jésus offre à tous la possibilité d’être sauvé.

Dans ce contexte, « Adam » permet à Paul de penser l’humanité naturelle et terrestre en contraste avec la nouvelle humanité spirituelle en Christ (1 Co 15.45 ; Éph 4.22-24). L’humanité « en Adam » n’est pas l’accomplissement ni l’aboutissement de la création; elle est seulement son commencement. Adam, représentant de la première humanité, est créée dans l’incomplétude – une finitude toute « naturelle » (1 Co 2.14) et « psychique » (1Co 15.45) en route vers son accomplissement « spirituel » en Christ. L’humanité progresse depuis ce qui est naturel vers ce qui est spirituel. « Le spirituel n’est pas le premier, c’est ce qui est naturel; ce qui est spirituel vient ensuite » (1 Co 15.46).  Pensons aussi au grain de blé qui ne peut porter de fruit sans mourir. Ce principe spirituel de la mort à soi-même est inscrit également dans la nature, et cela avant même l’avènement de l’homme et du péché.

Saisir cela, c’est saisir parfaitement là où Augustin, Calvin et H. Blocher ont fait fausse route. Suivez-moi bien ici s.v.p. Si Adam avait été rendu parfait moralement et parfaitement au contrôle des passions du corps, etc., alors Adam aurait pu ne jamais pécher. Je répète : Adam aurait pu ne jamais pécher selon Augustin et Blocher. Et si Adam et sa descendance n’avaient jamais péché (parce qu’il était « irrationnel » de le faire dit Blocher), alors il est plausible de penser que Jésus-Christ aurait pu ne jamais devoir venir mourir pour les péchés des hommes. Il est aussi plausible de déduire qu’il aurait pu jamais devoir s’incarner pour montrer la plénitude de son amour (Jean 15.13). Cela est impensable. Cela démontre clairement que dans cette perspective, Christ est un plan B.

Or justement, à la base de la conception d’Augustin, l’erreur fut de penser qu’Adam et sa descendance pouvaient vivre éternellement sans que Christ ait à mourir pour eux. La seconde erreur d’Augustin, et elle a été relevée par Schneider[9], c’est de voir la venue de Jésus-Christ comme un plan B. C’est-à-dire de croire que Jésus est venu uniquement à cause du péché d’Adam et parce qu’il avait besoin d’un rédempteur. Au contraire, il est plus biblique de renverser le schéma : c’est parce que Christ préexiste qu’Adam fut créé. Christ, nous dit Paul, « est l’image du Dieu invisible, le premier–né de toute la création » (Col 1.15). Christ, le messie, « l’envoyé » EST le premier-né, pas Adam. Le Fils de Dieu préexiste à Adam. De plus, Jésus seul est, depuis toujours, la seule expression parfaite de Dieu devant être dévoilé (Jean 1.1; 2 Co 4.4; Hé 1.3). Christ, image parfaite de Dieu, doit être dévoilé. C’est pour cela qu’Adam est créé.

Dans le modèle d’Augustin, Christ est le « plan B », pas le plan A. Dans le modèle d’Irénée de Lyon (qui est aussi le modèle orthodoxe), Christ est le plan A, pas le plan B. Réalisons que l’incarnation et la croix sont dans le plan de Dieu depuis le début.

Pour la défense d’Augustin et de Calvin (pas pour Blocher qui vit encore), on pourrait dire qu’ils ont vécu dans une culture préscientifique – dans une perspective « statique » de la création. Aujourd’hui les faits de la science sont clairs et nets pour les grands théologiens et scientifiques de notre ère [10]: nous vivons dans une compréhension « évolutive » de la création[11]. Mais quand même, Augustin aurait dû se douter » de cette fragilité dans sa position. Ce simple raisonnement le prouve : si Adam n’avait jamais péché (ce qui est une possibilité chez Augustin), pourquoi Christ serait-il venu ?! Il n’aurait certes pas pu venir, sauf pour serrer la main d’Adam et signer des autographes. Pas de doute, Augustin aurait dû adhérer – comme Irénée de Lyon deux cents ans avant lui ! – à une perspective dynamique d’Adam, d’un état d’enfance vers un état d’adulte. Je ne dis pas que le modèle d’Irénée est parfait, seulement il est plus cohérent.

Dans le modèle d’Augustin, la chute est irrationnelle, sans explication. Adam est sans excuse. C’est une excellente théodicée (défense de Dieu d’être responsable du mal). Dans le modèle de la biologisation du péché, qui est aussi une théodicée, mais une théodicée scientifique (Schneider le reconnaît[12]) la rupture avec Dieu est « inévitable »[13](Murphy) parce qu’Adam hérite d’une « tendance innée au péché »[14] (Harlow). Dans la troisième voie, le péché est inévitable mais en un autre sens. Tout ce qui est créé est « en-deçà » de la perfection divine.  Rien de ce qui est créé ne peut aspirer à demeurer parfait (selon les standards divins) et comme le dit Paul : Dieu doit « réunir[15] en un toutes choses dans le Christ, les choses qui sont dans les cieux et les choses qui sont sur la terre » (Éph 1.10). Dieu doit tout récapituler dans  le Christ parce que tout ce qui est créé doit être sauvé (Rom 11.32; Col 1.20). « c’est par lui (le Sauveur) qu’il a voulu réconcilier avec lui–même l’univers tout entier : ce qui est sur la terre et ce qui est au ciel » (Col 1.20). En même temps que son plan de création, Dieu avait un plan de rédemption (Ps 74.12). C’est ce que Pierre révèle en disant que « Dès avant la création du monde, Dieu l’avait choisi pour cela » (1 Pi 1.20, version Semeur).

La bonté originaire d’Adam et sa perfection morale

Nous avons dit que l’homme fut créé dans un état de justice originelle. Là-dessus nous suivons Augustin, Luther et mon ami Sylvain Morel! L’homme n’est pas créé « pécheur ». Il est créé dans une bonté originaire; d’aucune manière il ne fut coupable « par nature ». Murphy, Schneider et Harlow rétorquent que l’homme hérite de mauvais comportements à cause de sa préhistoire. Il aurait eu une « tendance innée au péché » (Harlow, p.191), héritant d’attitudes « égoïstes », de « promiscuité sexuelle » (Murphy), etc.  À cause de cela, ils remettent en question la bonté originaire, la justice originelle et la perfection morale d’Adam.

Si  je crois à l’importance de conserver la bonté originaire d’Adam, l’argumentaire pour défendre ce point est bien différent d’Augustin ! Je ne crois pas à la création instantanée d’un homme adulte parfait.  Je veux plutôt demeurer sur le terrain de la science. Je peux comprendre l’analyse magistrale d’Harlow, qui cherche à faire du péché originel un « égoïsme originel ». À mon humble avis, cette théorie est la plus cohérente si on veut demeurer calviniste tout en adhérant à la théorie de l’évolution. Mais je trouve fade la théodicée scientifique qu’il avance, qui déculpabilise Dieu (sans succès[16]) en biologisant le péché et en concevant la chute comme la tendance innée à pécher héritée du processus évolutif. Contre cela, j’ai beaucoup défendu le point de vue consistant à sortir de l’influence manichéenne d’Augustin sur la théologie protestante, c’est-à-dire sa conception essentialiste au péché – la fameuse volonté « mauvaise de nature »[17]. Je ne remplacerai donc pas un péché de nature par un gène égoïste !

Je ne rejette toutefois pas d’un simple revers de la main toute les recherches anthropologiques qui ont été faites sur les débuts de l’humanité (Harlow, par exemple, suit les analyses de Daryl Domning[18]). Mais dans une deuxième partie de critique, je refuse les qualificatifs de mauvais ou d’imparfait qui pourrait être formulé à l’endroit de la création. Je ne chercherai pas à montrer qu’Adam n’avait pas de gènes égoïstes. Je remets en question le jugement moral porté « après coup » sur ces « gènes » et sur le stade dit « primitif » du développement de l’humanité et son processus de développement. L’erreur selon moi est de mettre un « label » moral sur un processus naturel.

Car en fait, ce n’est « qu’après coup », c’est-à-dire après la révélation de la loi mosaïque, qu’on peut oser regarder en arrière pour qualifier les premières étapes de l’humanité de « mauvaise ». Pour demeurer fidèle à l’inerrance des vérités théologiques de la Bible, il me semble déraisonnable d’attribuer une valeur morale négative aux commencements de l’humanité, alors que Dieu lui en donne une valeur positive (tob). La Bible ne débute pas par ce qu’on appel « la chute » mais elle commence par la bonté originaire de l’homme.

Les comportements humains aux premiers stades du développement de l’humanité, que certains qualifieraient de « primitifs », peuvent ne pas avoir été qualifié de « mauvais » par Dieu qui respecte sa création de comprend son développement historique. Il se peut aussi qu’il ait jugé sa création bonne au regard de son Fils à venir, contenu dans le rein d’Adam. Rappelons que La Bible ne dit pas qu’il créa Adam « parfait au sens moral», mais qu’il créa Adam « très bon », c’est-à-dire capable d’atteindre les espérances de Dieu. Il faut saisir l’importance de ce petit mot hébreu  « tob » dans l’argumentaire ici. Le jugement moral appartient à Dieu.  Celui-ci voit dans l’humanité le potentiel dont l’accomplissement est en Christ.

Ainsi je suggère de concevoir qu’aux yeux de Dieu, qui est « le » juge des hommes, ces comportements dit « primitifs » reflétaient une étape « normale » dans la progression de l’humanité vers  son accomplissement.

Dans cette perspective, les humains sont jugés selon le degré de révélation qu’ils possèdent. Au premier stade de l’humanité, ils étaient jugés par la loi de leur conscience (Rom 2.14). De plus, le péché n’est pas à ce stade bris de la loi mosaïque qui vient plus tard. Au mieux est-il manque de foi dans la révélation qu’il possède. D’ailleurs, peu importe le stade de son développement moral et spirituel, l’homme est toujours sauvé par la foi (Rom 3.28), par la grâce et par l’œuvre expiatoire de Christ présent dans la pensée de Dieu depuis avant la création (1 Pi 1.20). Et Paul nous dit par ailleurs que le « péché » (au sens d’un bris de la Loi mosaïque) ne leur était pas « imputé » comme tel, puisqu’ils n’avaient pas encore la révélation de la loi (Rom 5.13; Rom 3.25).

 

Vu sous cet angle, nous pouvons croire que l’homme fut créé « originellement bon », même si son comportement, au stade de l’enfance de l’humanité, ne reflétaient pas les standards moraux et éthiques tels que révélés par Moïse et Jésus par exemple. Il fut créé bon en ce que, soutenu et interpellé par l’Esprit et le Fils (les bras du Père) il pouvait répondre, par la foi, aux premières lueurs de la Révélation. Donc, si Dieu déclare « très bon » l’homme préhistorique et la création, pourquoi qualifierait-on « après coup » les actions de nos ancêtres sapiens de « mauvaises » (Murphy, p.2) « égoïstes » (Schneider, p.204; Harlow p.191), « original selfisness » ? Ne nous plaçons-nous pas comme « Juge », ce qui est, en passant, une position très délicate pour l’être humain ! Surtout, c’est un jugement a posteriori, posé à partir d’une révélation – la loi mosaïque – connue depuis « seulement » 3000 ans.

 

Dans un prochain billet, je reviendrai sur la « perfection » d’Adam.

[1] Compris comme le type de la première humanité (Rom 8.14), l’homme terrestre ou naturel (1 Co 2.dont parle paul la seconde humanité étant en Christ

[2] Lacocque
[4] Voir les 3 articles suivants: 
Schneider R., John (2010) Recent Genetic Science and Christian Theology on Human Origins: An « Aesthetic Supralapsarianism », Perspectives on Science and Christian Faith, Vol 62, No 3, Sept 2010
Murphy L., George, Human Evolution in Theological Context (disponible sur www.biologos.org)
Harlow C., Daniel (2010) After Adam: Reading Genesis in an Age of Evolutionary Science, Perspectives on Science and Christian Faith, Vol 62, No 3, Sept 2010
[15] Anakephalaiomai = résumer, récapituler
[16] Pourquoi Dieu a-t-il conçu un monde dont le mal est inévitable, pour ensuite blâmer et rendre responsable chaque personne de naître dans cet état de nature ? Affreux comme perspective !