Article 2 sur un total de 2 pour la série :

réponses à 7 problèmes posés par une défense évangélique récente de l'historicité de Genèse 1-11


 

Abordons maintenant les réponses du théologien évangélique Peter Enns à 7 problèmes en lien avec l’approche de James Hoffmeier, autre théologien évangélique, partisan donc d’une lecture historique littérale de Genèse 1-11 dans sa contribution à l’ouvrage : la Genèse : histoire, fiction, ou aucun des deux ? chez Zondervan.

Genesis

Pour éviter d’avoir à relire l’article précédent, j’ai remis en italique les arguments de Hoffmeier. Voici les réponses de Peter Enns.

  • « Genèse 1-11 pose les fondements théologiques du reste de la Bible, et donc, si Genèse 1-11 n’est pas fiable quant à son exactitude historique, la structure théologique entière de la Bible s’écroule. La nature historique de Genèse 1-11 doit donc être protégée à tout prix.

Je suis d’accord avec le fait que la Bible présente une « structure » théologique, pour reprendre l’expression, et que cette structure reflète la sensibilité théologique des écrivains bibliques et de ceux qui ont dirigé le processus de canonisation (d’abord l’AT puis le NT). Mais la présence de cette structure théologique ne résout le problème persistant du caractère historique de Genèse 1-11, et le croire est une supposition courante chez les évangéliques et les fondamentalistes.

Les besoins théologiques, ou mieux les besoins théologiques que l’on croit percevoir, ne déterminent pas la réalité historique. Les évangéliques ne tolèrent pas une logique auto-référante chez les défenseurs d’autres religions, ils ne devraient pas non plus le tolérer pour eux-mêmes.

 

  • La négation de la nature historique de Genèse 1-11 est tout simplement le produit de la pensée athée, du rationalisme des Lumières, qui est fondamentalement en rébellion contre Dieu. Ainsi, la critique biblique est ainsi appelée « critique » parce qu’elle est basée sur un préjugé anti-biblique profond.

Faire référence à de supposées influences des Lumières chez des « opposants » est une technique fréquente chez les apologètes évangéliques pour mettre fin à la discussion, et je suis particulièrement déçu qu’Hoffmeier y ait recours. Les défenses de l’historicité chez les évangéliques sont très vite expédiées dans la stratosphère philosophique des « présuppositions », ce qui a pour fâcheuse conséquence de réduire des débats à propos de sujets concrets à des affirmations de supériorité théologique.

En ce qui me concerne, « vous êtes juste influencé par le rationalisme des Lumières « se situe au même niveau rhétorique que « on dirait Hitler (ou Bultmann, ou Barth) », ou, plus économiquement, « vous êtes un libéral. »

Le but de ce type de rhétorique n’est pas d’argumenter, mais de prendre le dessus théologiquement et de choisir le terrain de jeu et les règles d’engagement. C’est une méthode usée qui n’a pas sa place dans une discussion de niveau universitaire.

 

  • L’un des aspects les plus destructeurs de la pensée des Lumières est sans doute la préoccupation spéculative concernant les différentes sources de la Genèse. Depuis que la théorie de 4 sources (JEDP) de Wellhausen a été rejetée par les spécialistes européens, nous les évangéliques qui avons (et encore aujourd’hui) rejeté cette approche sommes confortés, mais avons la démonstration que nous sommes plus « rigoureux » que ceux qui continuent aveuglément de soutenir ces anciennes « orthodoxies ».

Une autre tactique évangélique fréquente consiste à identifier la théorie de la composition du pentateuque de Wellhausen datant du 19ème siècle, avec les théories des sources élaborées depuis.

Je dirai simplement que les recherches critiques des sources ne sont certainement pas mortes, bien qu’elles aient évoluées depuis Wellhausen, avec des savants comme Joel Baden et Jeffrey Stackert par exemple. (voir Dozeman, Schmid, and Schwartz, The Pentateuch: International Perspectives on Current Research, 2011; tout spécialement l’essai de Schwarz, “Does Recent Scholarship’s Critique of the Documentary Hypothesis Constitute Grounds for Its Rejection?)

Il serait de plus très difficile de trouver un spécialiste de la Bible, israélien, américain ou européen, en dehors du camp des “inerrantistes”, qui ne considère pas que le pentateuque a une histoire complexe et riche de développement pré-historique durant plusieurs années, une histoire aboutissant longtemps après le retour de l’exil.

Les sources P et D sont discutées parmi les spécialistes. Ceux-ci discutent aussi de l’origine des récits anciens de l’origine d’Israël (J et E). C’est une discussion passionnante. Mais affirmer que “nous savons que Wellhausen avait tort et donc c’est Moïse qui a écrit le Pentateuque” est une rhétorique erronée, parce qu’elle est basée sur une description de l’étude actuelle du pentateuque qui est complètement fausse.

 

  • De plus, cette approche s’oppose à toute la tradition chrétienne et juive précritique qui a accepté Moïse en tant qu’auteur principal du Pentateuque.

A la suite du point 3, Hoffmeier semble penser que réfuter Welhausen non seulement neutralise toute analyse des sources du Pentateuque, mais replace de facto Moïse en tant qu’auteur, à la place qu’il a traditionnellement occupée, et nous libère ainsi de tout problème concernant les origines du Pentateuque.

Mais, indépendamment  de la manière dont on le présente, on ne peut pas simplement et gratuitement attribuer ce rôle à Moïse. Les problèmes que cela pose l’ont été bien avant l’émergence du « rationalisme des Lumières », et ils ne disparaissent pas pour autant.

Les questionnements pré-critiques sur la question sont bien connus (par exemple Abraham Ibn-Ezra au 12ème siècle). Ironiquement, le calviniste conservateur E.J. Young a lui-même fait mention dans son Introduction à l’Ancien Testament de la longue histoire des questions soulevées par le fait de considérer que Moïse est l’auteur du pentateuque, celles-ci remontant à Jérôme au 4ème siècle (soulevant le problème du récit de la mort de Moïse).

La remise en question du rôle de Moïse dans l’écriture du pentateuque n’est pas une invention récente. La période moderne offre des explications historiques, alors qu’avant, on donnait des explications liées au canon biblique.

Il faut aussi noter que l’analyse des sources ne provient pas nécessairement d’un préjugé anti-chrétien. Jean Astruc (mort en 1766) a été le premier à argumenter en faveur de différentes sources basées sur l’usage de différents noms de Dieu (Yaweh et Elohim, qui sont devenus respectivement J et E), et l’ont fait pour protéger le rôle de Moïse (en argumentant sur l’usage d’anciennes sources par Moïse).

De même qu’au point 1, un désaccord avec la tradition ne rend pas ce désaccord faux. « Qui êtes-vous pour aller contre la tradition ? » est certainement une question valide à certains moments, mais c’est plus souvent une tactique grossière destinée à clore toute discussion argumentée. La tradition peut parfois être dans l’erreur, comme c’était le cas du modèle géocentrique, et des « juifs qui ont tué Jésus. »

 

  • Puisque Genèse 1-11 fait référence à des personnes, avec des généalogies et des lieux géographiques bien localisés, ces chapitres sont censés être lus comme faisant référence à des événements historique dans le temps et l’espace, et nous devons donc prendre cette intention historique au « sérieux »- ce qui signifie que cette intention historique a produit un texte historique fiable.

Kenton Sparks (autre théologien évangélique, contributeur au livre NDT) répond à ce point dans le livre, en rappelant l’évidence : avoir l’intention d’écrire de manière historique ne signifie pas que c’est effectivement le cas, on ne peut pas le supposer à priori, tout spécialement sans se poser la question du type de récits historiques auxquels nous devrions nous attendre, s’ils ont été rédigés par des auteurs juifs/israélites anciens.

Le but de Sparks ici est précisément de traiter cette question. Hoffmeier, quant à lui, semble se contenter de supposer que les standards anciens et modernes sont tout simplement les mêmes.

Le fait de rencontrer des généalogies et des récits dans des lieux identifiés n’en fait pas des récits historiques, quoiqu’en dise Hoffmeier.

 

  • Mettre la science au-dessus de la Bible conduira inexorablement à nier la résurrection de Christ, qui est également impossible sur des bases scientifiques.

Cet argument de la pente fatale revient encore et toujours à chaque fois que l’on ose suggérer que la science ou les disciplines spécialisées pourraient affecter la façon dont nous comprenons la Bible (tout spécialement dans le débat à propos de l’évolution), mais cette rhétorique est sans effet dans un débat de cette nature.

Je peux affirmer que, contrairement à ce qu’en dit Hoffmeier (p142), Sparks n’a pas inconditionnellement adopté une philosophie du type « Wissenschaft über alles » (la science au-dessus de tout). Affirmer que l’étude de l’histoire humaine, dont des textes du Proche Orient ancien, rend suspecte l’historicité de Genèse 1-11 n’est pas affirmer le triomphe de la science sur TOUT, mais c’est reconnaître que la science nous informe sur des problèmes qui sont ouverts à l’investigation scientifique.

Les origines de l’homme et de l’univers laissent des empreintes que nous pouvons étudier par des moyens scientifiques (et c’est la raison pour laquelle je suppose qu’Hoffmeier ne pense pas que la terre a 6000 ans). La résurrection de Jésus-Christ ne laisse pas de telles empreintes et n’est donc pas potentiellement sujette au même type d’investigation scientifique.

Bien entendu, certains pensent que la science est la preuve ultime de tout, et que ce qui n’est pas soumis à l’investigation scientifique ne peut pas avoir eu lieu, mais ce n’est pas du tout le cas de Sparks. Essayer de le discréditer en en faisant un adorateur de la science relève d’une incompréhension majeure et n’est pas recevable.

Permettre à la science de nous informer à propos d’un texte datant de l’âge de fer ne signifie pas que l’on va aussi nier la résurrection de Jésus-Christ.

 

  • Genèse 1-11 ne peut pas être influencé par les mythes mésopotamiens, puisqu’il s’agit d’une polémique contre les textes mésopotamiens. »

Je trouve incroyable qu’Hoffmeier affirme que Genèse 1-11 est complètement indépendant des histoires mésopotamiennes concernant les origines. C’est comme affirmer que l’on peut mieux comprendre la théologie et la politique de la Rome antique, sans étudier la culture grecque qui l’a précédée.

Un argument clé d’Hoffmeier est que Genèse 1-11 est une polémique contre les mythes mésopotamiens, et que donc ces textes en sont indépendants. Mais affirmer que ces textes sont polémiques ne supprime pas l’arrière-plan culturel de Genèse 1-11. La polémique fonctionne précisément parce que Genèse 1-11 embrasse les mêmes suppositions anciennes à propos de la nature du cosmos.

On ne peut isoler Genèse 1-11 de son environnement de cette manière. Suggérer que Genèse 1-11 échappe seul à l’interpénétration des histoires anciennes relatives aux origines que nous trouvons partout au Proche Orient ancien signifie le rejet de la valeur de toute étude comparative de la Bible.

 

Pour résumer, quels que soient les sentiments qu’Hoffmeier a des arguments qu’il a avancés pour défendre l’historicité de Genèse 1-11, ceux-ci ne paraîtront convaincant que pour quelqu’un

  1. qui suppose que le besoin théologique est le fondement indéfectible d’une lecture historique de la Genèse.
  2. considère que tout autre approche est teinté d’un biais philosophique inspiré du « rationalisme des Lumières. » et donc
  3. garde à bonne distance deux découvertes fondamentales de l’étude moderne de la Genèse : (1) le fait que ce texte a une longue histoire complexe qui se poursuit après l’exil, et (2) qui est influencé par le contexte mésopotamien ancien (et égyptien et cananéen).

 

Permettez-moi de souligner le dernier point. Nous savons tous que la critique historique de la Bible a ses problèmes et qu’une confiance excessive dans sa supposée objectivité doit être critiquée, comme cela a été le cas pendant des générations. Mais les deux points rejetés par Hoffmeier constituent la structure même de l’étude historique et universitaire du pentateuque, ce ne sont pas des effets de mode.

C’est bien entendu le droit d’Hoffmeier de rejeter ces découvertes, mais il faut bien prendre conscience de la distance qu’il est prêt à mettre pour maintenir ses positions, entre lui et les conclusions les plus élémentaires de plusieurs générations de spécialistes concernant le pentateuque.

Hoffmeier est bien dans son droit d’affirmer ses convictions et de les défendre. Mais j’espérais mieux que ça. Je l’ai beaucoup lu. Il est capable de bien mieux, mais ce n’est pas ce que nous voyons dans le cas présent.

Si ce type de défense rhétorique est ce que les théologiens évangéliques peuvent produire de mieux pour défendre leur théologie, l’évangélisme risque dans ce domaine de se retrouver à court d’arguments. »


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