La résistance que l’on rencontre chez beaucoup de chrétiens à l’égard des preuves de l’évolution ne manque pas de surprendre. En ce début de 21ème siècle, la plupart des gens ont été pour le moins initiés aux sciences modernes. Dès lors, il peut paraître étonnant qu’on puisse encore rencontrer des personnes qui nient ce qui est devenu aujourd’hui une évidence incontournable. C’est oublier que l’époque moderne est derrière nous, que nous sommes entrés dans une ère postmoderne, et que beaucoup de chrétiens se sont laissés imprégner par l’esprit du siècle présent. Celui-ci ayant pour seul point commun avec les précédents d’être un esprit d’aveuglement ! Si bien qu’en pratique, pour beaucoup d’entre eux, une preuve scientifique n’a pas plus de poids, aujourd’hui, que n’importe quelle opinion ou croyance. Pour le comprendre, il n’est sans doute pas inutile de nous livrer à une brève rétrospective concernant l’évolution de la pensée dans notre monde occidental.

 

Flash-back

 

Comme on le sait, trois dates ont traditionnellement défini les grandes périodes de l’histoire européenne :

– 476 : C’est la fin de l’Empire romain d’occident et le début de l’époque féodale.

– 1453 : C’est la fin de la Guerre de 100 ans et le début de l’époque moderne.

– 1789 : C’est la Révolution française et le début de l’époque contemporaine.

Mais du point de vue des idées, l’époque moderne a duré beaucoup plus longtemps, si bien qu’un autre découpage est devenu classique :

– 4ème siècle (influencé par Augustin) : début de la pré-modernité.

– 15ème siècle (Renaissance et Réforme protestante) : début de la modernité.

– Mai ’68 (révolte estudiantine) : début de la postmodernité.

C’est évidemment dans cette dernière perspective que nous allons inscrire notre réflexion.

 

Évolution de la pensée

 

Revenons rapidement sur ces trois périodes pour en résumer très succinctement les caractéristiques essentielles.

 

La pré-modernité correspond à la société féodale, organisée autour des suzerains et de leurs vassaux. C’est aussi l’époque de l’Église toute-puissante et des cathédrales. L’Europe est chrétienne, et sa pensée s’inscrit dans l’histoire du salut. La foi en Dieu, et surtout la religion, est considérée comme la vraie, sinon la seule source de toute connaissance. Cette période se caractérise donc par un théocentrisme qui se conjugue en deux autres particularités :

  1.  le conservatisme d’une société privilégiée attachée à la sauvegarde de ses droits et de ses privilèges ancestraux ;
  2.  le traditionalisme des mentalités attachées à la préservation de la vérité manifestée dans les valeurs religieuses, morales, sociales et politiques issues de la tradition.

 

La modernité correspond à la société humaniste de la Renaissance. Pour elle, la connaissance objective des sciences est bonne, car associée au travail, elle conduit à l’amélioration et à l’autosuffisance de l’homme. Elle s’inscrit donc dans l’histoire d’une humanité en constant progrès dont Dieu est exclu. Cette période se caractérise par son humanisme, et fut marquée par trois évènements importants :

  1.  la découverte de l’Amérique (en 1492) qui va engendrer la prise de conscience d’une nouvelle dimension : l’universalité ;
  2.  la Réforme protestante (en 1517) qui va encourager l’individualisme et la sécularisation des mentalités ;
  3.  Le télescope de Galilée (en 1609 qui va stimuler l’expérimentation chez des chercheurs animés d’un esprit rationnel et scientifique.

Soucieuse de connaissance objective, d’autosuffisance et de progrès, la civilisation humaniste va se décliner autour de trois caractéristiques :

  1. l’autonomie (« qui se donne ses propres lois ») qui combat les traditions et travaille à des projets d’avenir ;
  2.  le rationalisme qui se traduit dans un scepticisme de principe et dans une constante référence à l’homme: « Cogito ergo sum » – « Je pense, donc je suis » ;
  3.  l’esprit réformateur qui poursuit l’égalité de tous les hommes (via la démocratie et le libéralisme) et la sécularisation de la société (via la laïcité).

 

La postmodernité, quant à elle, s’inscrit en dehors de l’histoire, car c’est une civilisation de la surdité historique, n’ayant ni racines, ni destin, qui a engendré une société de l’éphémère, de la consommation et du plaisir immédiat. C’est une civilisation du relativisme absolu, n’ayant pas plus la foi en l’homme qu’en Dieu ; aussi, l’hédonisme et le « cocooning » résume la philosophie générale de cette période… De notre période !

Ici encore, on peut dégager trois caractéristiques essentielles :

  1. Un individualisme et un égocentrisme qui excluent toute autorité de référence (scientifique, morale, religieuse, politique…) pour accorder la priorité au ressenti. On ne dit plus « C’est bien », mais « J’ai envie ». On ne dit plus « C’est vrai », mais « Je le sens bien ».
  2. Son relativisme et son irrationalité qui font la part belle à l’intérêt immédiat plutôt qu’à la raison. On ne dit plus « C’est prouvé », mais « Ça marche ». On ne dit plus « C’est démontré », mais « J’aime bien ».
  3.  Son opportunisme et son consumérisme. Le seul intérêt de la science, c’est le confort et le plaisir qu’elle apporte, sans plus se soucier du désir d’apprendre et de besoin de savoir.

 

Résumons-nous.

La pré-modernité se caractérise :

– par un théocentrisme qui s’inscrit dans l’histoire du salut ;

– par une Providence qui associe la destinée au plan de Dieu, donnant un sens à la vie ;

– par une civilisation féodale qui se nourrit de « croyances » en Dieu et considère la religion comme la source de toute connaissance.

La modernité se caractérise :

– par un humanisme qui s’inscrit dans l’histoire générale de l’humanité ;

– par une téléonomie (ou finalité) enracinée sur les civilisations antérieures et fondée sur des liens de causes à effets qui donnent un sens à l’existence ;

– par une civilisation humaniste qui met Dieu en doute au profit de la science, de l’industrie humaine et du travail, comme principales sources de progrès.

La postmodernité se caractérise :

– par un « cocooning » et un opportunisme qui s’inscrivent en dehors de l’histoire humaine ;

– par une immédiateté liée à l’absence de racines ou de destin, qui fait que la vie n’a aucun sens : « No future ! » ;

– par une civilisation de l’éphémère fondée sur un relativisme absolu, assorti d’un égocentrisme et d’un hédonisme en quête de profits et de plaisirs immédiats.

 

Rapports à l’évolution

 

Quel rapport tout cela peut-il avoir avec l’évolution des espèces ? Pourrait-on se demander. La réponse est à trouver dans la façon dont chacun appréhende la science en général, et les preuves de l’évolution en particulier. On constate alors que certaines personnes demeurent dans la modernité, d’autres sont en plein dans la postmodernité, d’autres enfin, sont à cheval sur les deux.

Tout pétris d’humanisme athée, les premiers sont généralement des esprits scientifiques qui, comme Saint-Thomas, ont « besoin de voir pour croire » ; autrement dit, qui ne peuvent rien accepter qui ne passe au crible de leur raison. Pour eux, ce n’est pas l’évolution qui pose problème, mais la foi en un Dieu indémontrable. De ce point de vue, il est intéressant de noter qu’au siècle passé, l’évangélisation reposait fréquemment sur des tentatives de « prouver » l’existence de Dieu. Les anciens se souviendront certainement des « Films Moody ». Cette société évangélique américaine produisait des films fondés sur l’idée que ce qui était indémontrable pour la science (de l’époque !) devait nécessairement être attribué à un Créateur.

Les seconds, imprégnés qu’ils sont (bien qu’inconsciemment) du relativisme ambiant, se montrent totalement hermétiques à toute preuve scientifique qu’ils « ne sentent pas bien ». À leurs yeux, un argument scientifique, aussi démontré, prouvé, cohérent, évident qu’il puisse être n’est jamais que l’opinion de celui qui l’avance. Ce n’est donc qu’une croyance qui s’oppose à leur croyance, et qui, comme tel, n’a pas plus de valeur que n’importe quelle profession de foi. C’est ainsi que beaucoup de chrétiens qui « croient » à la Bible pensent devoir s’opposer à ceux qui « croient » à l’évolution des espèces… Le plus souvent, sans s’interroger sur la légitimité d’une lecture littérale de la Bible qui est entièrement redevable à la Tradition de l’Église : par ailleurs honnie par la plupart des évangéliques ! Ils seraient d’ailleurs bien étonnés d’apprendre que leur démarche s’inscrit pleinement dans l’esprit de ce siècle

Les troisièmes, pour leurs part, font le tri entre les preuves « acceptables » – celles qui correspondent à leurs ressentis ou à leurs croyances – et les preuves « inacceptables » : celles qui se montrent incompatibles avec leurs convictions. En clair, pour eux aussi, une preuve n’est jamais une vraie preuve a priori, mais seulement posteriori, quand elle passe, non par le crible de la raison ou de l’évidence, mais par celui de leurs sentiments ou de leurs croyances. Pour ceux-ci, comme pour les précédents, l’évolution pose évidemment problème, du fait qu’elle leur paraît mettre l’existence de Dieu en cause. Alors qu’il n’en est rien… Du moins, quand on prend la peine de comprendre les réelles implications des preuves avancées en faveur de l’évolution. Et ici encore, il ne leur vient pas à l’esprit que ce n’est pas la science qu’il faut mettre en cause (elle ne peut que découvrir ce que Dieu a conçu), ni la Bible (qui est bien la Parole de Dieu révélée aux hommes), mais seulement leur lecture de cette dernière… Démarche mineure, pourrait-on penser, mais qui se heurte au poids d’une Tradition qui s’est subtilement substitué à la Révélation dans l’esprit des chrétiens.

Dès lors, oserait-on suggérer qu’il existe peut-être une quatrième sorte de croyants : ceux qui sont encore et toujours prisonniers d’une mentalité féodale, soumise aux arguments d’autorité : une chose est vraie parce que le professeur le dit, le docteur le dit, le curé le dit, le pasteur le dit… Ou pire : parce qu’on l’a toujours dit !

De façon paradoxale, on trouve dans cette catégorie des partisans de la science aussi biens que des défenseurs de la religion (juive, chrétienne ou musulmane). Non que les premiers aient compris les arguments scientifiques, ou même cherché à les comprendre. Non ! Ils ont pris le parti de la science et l’évolution parce que dans le contexte postmoderniste (et donc opportuniste) qui est le nôtre, c’est l’option qui leur paraît la plus gratifiante du point de vue social, la plus valorisante sur le plan intellectuel.

Quant aux croyants qui croient défendre la foi en s’opposant à une évolution dont ils perçoivent mal les tenants et les aboutissants, ils le font dans le souci de ne pas attirer sur eux les foudres célestes en offensant leur Créateur. Ce « principe de précaution » serait sans doute fort louable s’il ne relevait d’une superstition qui n’a pas grand-chose à voir avec une véritable démarche de foi. Et pourtant !… Point n’est besoin de renoncer à toute réflexion pour être un bon chrétien, au contraire !

« Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait. » (Romains 12:2)

Ce dernier terme (grec « teleïos ») signifiant plus précisant « finalisé, mené à son terme », cette exhortation de l’apôtre Paul n’est pas seulement un encouragement à ne pas nous laisser phagocyter par le postmodernisme ambiant, mais elle est aussi une invitation à aller jusqu’au bout de notre réflexion en ce qui concerne notre lecture de la Genèse. Hélas ! Parler d’un « renouvellement de l’intelligence » à une époque où le « ressenti » règne en maître quasi absolu n’est pas une gageure facile à relever. Confronté à un refus d’entendre, il est difficile d’argumenter. D’où le risque qui nous guette aujourd’hui plus qu’hier : celui de verser dans des dialogues de sourds.