Introduction

Comme nous l’avions noté dans un article sur ce même site, beaucoup assimilent, inconsciemment peut-être, la science à une activité quasi occulte, une entreprise incompréhensible menée par une bande de myopes en blouses blanches. Cette conception des choses se retrouve du reste dans l’imagerie populaire au travers de films, de romans, ou bien de séries comme Big Bang théorie, dans lesquels le « savant » est généralement « fou », ou du moins, pas du tout comme les autres.

L’une des conséquences de cette image est que les conclusions auxquelles parviennent ces énergumènes semblent le fruit de leur pure fantaisie, l’aboutissement d’un jeu aux règles incompréhensibles aux communs des mortels. Et lorsque l’une de ces conclusions parait obscure, comme c’est précisément le cas pour la fameuse « matière noire », l’incompréhension atteint des sommets, et il est très facile de se demander ce que ces gens-là ont (pardonnez-moi l’expression) encore fumé !

C’est l’un des objectifs de ce site que de « déshabiller la science » et de montrer qu’elle n’est après tout qu’une affaire de bon sens. C’est également l’objectif du présent dossier que de se livrer à ce même exercice en ce qui concerne la matière noire évoquée plus haut. Nous espérons qu’il saura convaincre le lecteur que la matière noire n’est pas la dernière lubie de scientifiques hors de contrôle, mais bien la façon la plus censée de rendre compte d’un très grand nombre d’observations s’étalant sur presque 1 siècle.

Mat_moire_icone1bMise en jambe


Vous posez un poids de 1kg sur un récipient apparemment très léger. Vous pesez le tout et trouvez… 5kg ! Que comprendre ? De deux choses l’une : ou bien la bascule est cassée, ou bien il faut admettre que le récipient, contre toutes apparences, pèse en fait 4kg. C’est un peu l’histoire de la célèbre matière noire. Une histoire, comme on le verra, longue de presque 1 siècle.

La matière noire, cette illustre inconnue ! Même si le mystère qui l’entoure pousse parfois certain à la dénigrer, l’hypothèse de son existence a de nombreuses raisons d’être. J’aimerais ici les exposer, en suivant partiellement le plan d’un article paru très récemment sur ce thème[1].

Depuis les années 1920, les observations se sont accumulées qui ont progressivement conduit à l’idée qu’il doit exister dans l’univers un type de matière que l’on ne voit pas. Cette matière interagirait avec le reste essentiellement, voire uniquement via la gravité. Les observations en questions sont, dans un ordre plus ou moins chronologique :

  1. La vitesse de rotation des étoiles dans les galaxies
  2. Les lentilles gravitationnelles
  3. Le gaz chaud dans les amas de galaxies
  4. Le fond diffus cosmologique (FDC)
  5. La nucléosynthèse primordiale
  6. La formation des structures de l’univers


Mat_moire_icone2 Alors, ça existe,
la matière noire ?
Voyons cela (le plus)
rapidement (possible) :


Mat_moire_icone3 La vitesse de rotation des étoiles dans les galaxies

Les galaxies tournent sur elles-mêmes. Il y a longtemps que les astronomes se sont mis à mesurer la vitesse de rotation des étoiles, en fonction de leur distance au centre de la galaxie. Dès 1922, les gens se sont rendu compte qu’il y avait un hic. Le calcul semblait indiquer que la masse présente était bien supérieure à celle des étoiles observées. Les choses restèrent en suspens jusqu’en 1933, année où Fritz Zwicky se livra à des observations similaires sur un amas de galaxies cette fois, et trouva que la masse de l’ensemble devait être 400 fois supérieure à celle de la matière visible.

Cornegidouille ! 400 fois, ça fait beaucoup. Mais les physiciens sont en général conservateurs, c’est-à-dire qu’ils ont besoin de plus que cela pour modifier les lois de Newton, ou bien inventer un nouveau type de matière. Surtout, les mesures de l’époque n’étaient pas très précises[2]. Le mot d’ordre était donc « mesurons, mesurons, il en sortira bien quelque chose ». Les mesures continuèrent donc, de plus en plus précises, et c’est Vera Rubin et Kent Ford qui enfoncèrent le clou dans les années 60-70 en montrant que ce que l’on avait observé sur une galaxie, ou bien sur un amas de galaxie, était en fait assez général[3]. Leurs mesures, d’une précision sans précédent et publiées en 1980 dans un article devenu un classique, confirmèrent ce problème de masse pour 21 autres galaxies. On sait maintenant que la chose est vraie pour toutes les galaxies, y compris la nôtre. Si Newton est vrai, alors il manque quelque chose (je reviendrai sur ce « si » dans la dernière section).

C’est plus ou moins à la même époque qu’un autre phénomène, celui de lentille gravitationnelle, allait conduire à la même conclusion.

Mat_moire_icone4b Les lentilles gravitationnelles

Selon la Relativité Générale d’Einstein (RG), une masse courbe la lumière qui passe près d’elle. La chose avait déjà été confirmée en 1919 pour la lumière d’une étoile frôlant le soleil. Imaginons que j’ai en face de moi une galaxie, ou bien un amas de galaxies, avec un objet derrière. Bref, quelque chose de bien lourd entre moi et l’objet. La lumière de cet objet va être déviée par la chose lourde, produisant ainsi une sorte de mirage gravitationnel que le croquis ci-dessous expliquera mieux que bien des mots !

Mat_moire1

L’objet réel est le 1. Mais du fait de la courbure des rayons lumineux au voisinage de l’objet central lourd, l’observateur aura l’impression de voir les objets 2 et 3. Si la galaxie lointaine, la chose lourde et l’observateur, sont tous les 3 bien alignés, on peut même observer un anneau. Nombreuses sont les observations qui ont confirmé l’existence des « anneaux d’Einstein ».

Revenons maintenant à nos moutons. En observant bien tout cela en en faisant quelques calculs, on peut déduire la masse de l’objet lourd central. Et là, surprise, le calcul redonne une masse bien supérieure à celle que l’on observe. Un exemple. La figure ci-dessous[4] montre, à gauche, une observation de lentille gravitationnelle (les arcs bleus), et à droite, la reconstruction mathématique de la distribution de matière de la « lentille », c’est-à-dire la chose lourde qui dévie la lumière. Les pics correspondent à des galaxies (pas à des étoiles). Mais il est clair qu’ils se superposent à un fond plus lisse et pas du tout négligeable. Ici encore, il y a quelque chose d’autre.

Mat_noire2

Toutes les analyses de lentilles donnent le même genre de résultat. Il y a plus que ce qu’on voit.

Mat_moire_icone5Le gaz chaud dans les amas de galaxies

Les observations d’amas de galaxies montrent qu’ils baignent dans un gaz peu dense, mais très chaud (dans les dix millions de degrés). Pourquoi ce gaz ne se dilue-t-il pas dans l’espace ? Pourquoi reste-t-il là ? Qu’est-ce qui le retient ? L’atmosphère de la terre, par exemple, y reste à cause du champ de gravité de cette dernière. La masse visible de l’amas pourrait-elle jouer le même rôle et retenir le gaz ? Non. Le calcul montre que les galaxies de l’amas ne suffisent pas. Il doit y avoir quelque chose d’autre pour le retenir. Sauf qu’on ne le voit pas.

Mat_moire_icone6 Le fond diffus cosmologique (FDC)

Le FDC est ce bain de lumière micro-onde que l’on détecte dans toutes les directions. Nous en avons déjà parlé dans l’article sur le Big Bang. Son analyse montre qu’il correspond précisément à une prédiction du scénario du Big Bang (spectre de Planck + température de 2,7 K). Ce rayonnement est remarquablement homogène dans toutes les directions. Remarquablement, mais pas parfaitement. On peut y détecter d’infimes fluctuations, des variations de seulement 0,001%.

Ces fluctuations sont le reflet fidèle des fluctuations de l’univers primordial. Pas à l’instant 0, mais 380 000 ans après le Big Bang, c’est-à-dire à un moment où les lois de la physique que nous connaissons sont tout à fait valables.

Dans ce gaz presque homogène qu’est l’univers de l’époque, se développent spontanément des petites fluctuations de densité. Un peu comme la surface d’un verre d’eau même parfaitement isolé, tremblera toujours un tout petit peu sous l’effet de l’agitation des molécules d’eau. Les maths qui décrivent ces fluctuations ne sont pas très sorcières, quoi que techniquement assez lourdes[5].

Tout cela pour dire que compte tenu de la composition de l’univers à cette époque, on peut tout à fait calculer les fluctuations du FDC, et les comparer aux observations. L’analyse se fait en calculant le « spectre » des fluctuations en questions. Si ces fluctuations étaient un accord de musique, leur « spectre », ce serait les notes qui composent l’accord. Et comme la chose est un objet qui nous entoure, les « notes » ne sont pas do-ré-mi-fa-sol-la-si, mais 0 o-0.1 o -1 o-10 o-90o (valeurs intermédiaires incluses). Le résultat des courses figure ci-dessous,

Mat_moire3

En vert, la théorie. En rouge, les observations avec les barres d’erreur. La courbe verte dépend, entre autre, du pourcentage de matière ordinaire de l’univers. La NASA a fait un page web où l’on peut jouer avec la courbe verte en fonction des paramètres qui la définissent. La seule façon de la faire coller aux observations est de mettre de la matière noire dans une proportion d’environ 5 pour 1 (5 portions de matière noire pour 1 de matière ordinaire). Je vous laisse manipuler la courbe pour vous en convaincre.

De nouveau, même rengaine : pour coller aux observations, il faut ajouter quelque chose qui a une masse pour émettre un champ de gravité, mais qui n’interagit pas avec la force électromagnétique, c’est-à-dire qui n’émet pas de lumière.

Mat_moire_icone7 La nucléosynthèse primordiale

En rembobinant le film avant l’émission du FDC, on arrive à une époque où nos lois demeurent valables et nous disent qu’il fait trop chaud pour que les noyaux des atomes tiennent le coup. Les protons, neutrons et électrons se baladent librement. Puis l’univers en expansion se refroidit en se dilatant, et les particules peuvent s’assembler pour former des noyaux par fusion nucléaire. La nucléosynthèse s’arrête là car la température n’est pas assez élevée pour former les noyaux suivants, comme le carbone ou l’azote. L’immense majorité du deutérium, hélium et lithium observés aujourd’hui vient donc des premiers instants de l’univers. C’est ce qu’on appelle la nucléosynthèse primordiale.

On peut tout à fait calculer les proportions relatives des noyaux formés à cette époque, en fonction de la composition de l’univers ambiant. Et là encore, il faut ajouter une composante ayant une masse, mais n’interagissant pas avec la lumière, pour obtenir les proportions observées.

Mat_moire_icone6C La formation des structures de l’univers

L’univers est en expansion, et si l’on passe le film à l’envers, on arrive au Big Bang. Partant donc du Big Bang, c’est à dire d’un univers très chaud et très homogène, les galaxies se forment par condensation gravitationnelle autour des fluctuations de densité dont nous avons parlé il y a peu, dans la section dédiée au FDC.

Et là, même rengaine (ça devient monotone) : si on met juste notre bonne vieille matière dans les calculs, la gravité qu’elle génère n’est pas suffisante pour fabriquer les galaxies. La matière se dilue avec l’univers en expansion, et les galaxies ne se forment pas. Pour voir ces dernières se former, il faut ajouter au scénario une matière additionnelle, et de nouveau dans les proportions de 1 pour 5.

Ajoutons que tout cela n’est pas juste une histoire de calcul. On peut tout à fait comparer la théorie aux observations puisque pour observer l’univers il y a 1 milliards d’années, par exemple, il suffit d’observer les galaxies distantes de 1 milliard d’année lumières. Le film de la formation de l’univers nous est accessible.

Mat_moire_icone8 Alors, ça existe, la matière noire ?


On le voit, un faisceau d’indices très étroit nous pousse à conjecturer l’existence de quelque chose qui fabrique de la gravitation, mais qu’on ne voit pas. Si la Relativité Générale (RG) est OK, la conclusion est difficile à éviter.

Et si c’était la RG qu’il fallait modifier ? En effet, face à des observations problématiques, soit on trouve une hypothèse qui pourrait tout faire coller, comme ici la matière noire, soit on change les lois[6]. Certains physiciens poursuivent cette voie. La modification la plus en vogue est la dynamique newtonienne modifiée (Modified Newtonian dynamics, « MOND »). Elle explique les courbes de rotation des galaxies sans besoin de matière noire. Mais c’est tout. Quand par exemple on analyse le problème des amas de galaxies avec cette théorie, on retombe sur une masse manquante. La chose s’explique quand on sait que l’article qui lança l’idée fut écrit en 1983, à une époque où ce que l’on appelait l’hypothèse de la « masse cachée » n’était encore envisagée que pour les courbes de rotation.

De surcroit, la RG est une théorie incroyablement cohérente du point de vue logique et mathématique[7]. Elle a passé avec succès un grand nombre de tests expérimentaux (à commencer par votre GPS). Si l’on sait bien qu’elle doit craquer au niveau quantique, il n’existe aucune raison pour qu’elle le fasse sur des échelles de temps ou de distances galactiques. Le point de départ de MOND est en revanche une modification arbitraire de la gravité Newtonienne, sans autre justification que « hé les gars, si Newton prenait telle ou telle forme mathématique dans telle ou telle limite, il se passerait quoi ? ».

Tout ceci explique que seule une minorité[8] de physiciens continue de tenter de modifier Newton ou Einstein, tandis que la grande majorité s’est ralliée à l’hypothèse de la matière noire. Comme les physiciens des particules ne manquent pas de candidats théoriques pour jouer le rôle de la matière noire, tout le monde attend avec impatience les résultats de leurs expériences de détection. Et si l’expression « candidats théoriques » peut faire sourire, n’oublions pas qu’il est déjà arrivé au moins 8 fois qu’une particule soit prédite sur le papier avant même qu’on ne l’observe[9]. Ça n’aurait rien d’une première. Notons aussi que l’on connait déjà des particules qui n’interagissent pas avec les champs électromagnétiques, c’est-à-dire la lumière. Les neutrinos par exemple (mais c’est pas eux – y’en a pas assez). Une matière noire du genre de celle que nous cherchons n’a donc rien de super exotique pour un physicien des particules, sauf qu’elle est par définition très difficile à détecter.

Pour paraphraser le physicien Hollandais Bert Schellekens, la matière noire est ainsi un postulat éminemment élégant qui permet d’expliquer un grand nombre d’observations[10]. Espérons que les efforts en cours ne nous laisserons pas languir trop longtemps.


Notes

[1] Les liens des articles ne pointent pas vers leur texte, mais vers la fiche de l’article en question dans la base de données « Astrophysics Data System » (ADS), gérée par la NASA et Harvard. La fiche en question contient évidemment un lien vers le texte, mais aussi un lien vers toutes les références citées dans l’article, un lien vers tous les travaux ayant cité cet article, etc. Bref, beaucoup plus d’info pour le même prix (gratis).

[2] L’amas en question était l’amas de « Coma ». Le chiffre 400 a maintenant été ramené autour de 10 http://adsabs.harvard.edu/abs/2003MNRAS.343..401L

[3] Vera Rubin est décédée le 25 décembre 2016, et beaucoup se sont demandés pourquoi elle n’avait pas reçu de prix Nobel. Le machisme, réel ou supposé, de la communication scientifique n’est pas nécessairement en cause pour au moins 3 raisons. 1/ L’histoire de la matière noire est longue et comporte de nombreux acteurs. Si Nobel il devait y avoir, à qui le donner ? Aux lanceurs d’alerte de 1922 ? A Zwicky ? A Vera Rubin ? A Jeremy Ostriker, que je ne mentionne même pas dans le texte, mais qui a joué un rôle clé dans cette histoire ? Pas facile de trancher. 2/ Le comité Nobel n’aime pas donner un prix pour une théorie qui n’est pas confirmée sans ambigüité. La matière noire n’a pas encore été détectée de manière indiscutable.  3/ Pour finir, une raison toute bête : il y a bien plus de scientifiques nobélisables, que de prix Nobel. John Wheeler, l’un des physiciens les plus important de la seconde partie du siècle dernier, n’a jamais eu de Nobel, même si peu de prix Nobel auront eu autant d’influence que lui. Le français Alain Aspect n’a pas été nobélisé. Roger Blandford, l’un des astrophysiciens les plus influents des 40 dernières années, non plus. La liste des « géants sans Nobel » est longue. Ce n’est pas une question d’injustice. Juste de nombre.

[4] C’est la figure 2 de l’article indiqué au départ (http://adsabs.harvard.edu/cgi-bin/bib_query?arXiv:1701.01840 )

[5] Je les ai utilisées dans l’un de mes articles, http://adsabs.harvard.edu/cgi-bin/bib_query?arXiv:1303.4095

[6] Ce que Etienne Klein appelle résoudre la crise de façon « législative ».

[7] Le génie Russe Lev Landau (Nobel 1962, mais bien plus que Nobel) écrivit en 1964 « la RG est sûrement la plus belle des théories physiques ». Landau & Lifchitz, Physique théorique : Tome 2, Théorie des champs, ch. X.

[8] Et encore… Certains s’y intéressent sans même « y croire » (ce qui n’a rien de péjoratif). L’une de mes connaissances a travaillé dessus, je cite, plus pour apprendre comment les calculs sont faits que par réelle conviction qu’il faille modifier la gravité.

[9] Positron, Méson π, Quarks (x3), Méson W, Méson Z, boson de Higgs.

[10] “The complete set of problems that is elegantly solved if we postulate the existence of dark matter”, http://adsabs.harvard.edu/cgi-bin/bib_query?arXiv:1306.5083


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