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Le péché originel revisité


Introduction de la série

Cette série propose de repenser le dogme augustinien du péché originel (p.o.) auquel adhère la majorité des évangéliques.

La doctrine du péché originel a été forgée par Augustin au alentour de 396-97 (Ad Simplicianum), au début de son épiscopat[1]. Ce dogme désignait le péché qui est « entré dans le monde » (Rom 5.12) par la faute du premier homme, et qui se transmet aux descendants du fait même de leur naissance. Jean Calvin a repris ce concept et a écrit que « le péché originel est une corruption et perversité héréditaire de notre nature (je souligne), qui, étant répandue sur toutes les partie de l’âme, nous fait coupables… et produit en nous ce que les Écritures appelle « œuvres de la chair »[2]. Encore aujourd’hui dans la francophonie, le théologien évangélique Réformé Henri Blocher maintient que le p.o. est un péché universel et hérité, en notre nature même, du premier homme, Adam[3].

Cette vision des débuts de l’humanité repose sur une lecture spéculative de Genèse 2-3, d’un état avant à un état après la chute d’un premier homme. Il faut se demander si l’intention des auteurs hébreux était bien de spéculer sur les modes d’être du premier individu ? Nous aimerions inviter le lecteur à penser par delà la conceptualisation quasi-gnostique du péché originel, c’est-à-dire celui d’un « péché de nature », introduit par un premier homme créé moralement et spirituellement achevé, transcendant notre condition humaine actuelle, et qui ensuite tombe par sa désobéissance dans un état de corruption, et qui transmet par hérédité cette tare mortelle à toute l’humanité.

Il est évident pour un chrétien évangélique que voir remettre en question l’historicité d’Adam a quelque chose de scandaleux. Et quitter le mode spéculatif de la gnose est quelque peu angoissant. Que deviendra notre théologie ? Nous avons été tellement habitués à voir en ces récits fondateurs des événements historiques ou même une science des origines. Cependant, les nouvelles données en exégèse, en science et même en philosophie invite les penseurs évangéliques à reformuler autrement ces vieilles spéculations augustiniennes.

Non pas que les intuitions théologiques d’Augustin fussent toutes fausses. Mais cette élaboration dogmatique s’est effectuée à partir d’un cadre philosophique étranger aux auteurs bibliques. Augustin ne connaissait pas la littérature du POA (Proche Orient Ancien) que l’archéologie moderne a mis à jour depuis 100 ans. Il ne connaissait pas les découvertes de la science moderne. Et bien plus, il était tout imprégné d’une pensée philosophique essentialistes et quasi-gnostique maintenant révolue. Suivrons-nous pour toujours la conceptualisation d’un penseur du 4ième siècle ou accepterons-nous de repenser le dogme à partir des découvertes de notre siècle ?

Les découvertes sur la littérature du POA ont énormément fait progresser l’exégèse et la compréhension des récits de la création. Ils ont permis de recadrer les récits de Genèse 1-3 dans leur contexte historique. C’est pourquoi ce vieux cadre spéculatif néoplatonicien de « chute » n’est plus intellectuellement acceptable pour le lecteur moderne et pour les jeunes croyants évangéliques. L’interprétation littérale de Genèse 1-3 ne passe malheureusement plus le test d’une saine exégèse biblique qui tienne compte du contexte d’origine des textes et de leur genre littéraire.

Une lecture littérale de Genèse 1-3, oui !

Je ne rejette pas une lecture littérale de Genèse 1-3. J’aime raconter littéralement ces récits à mes enfants qui ne se fatiguent pas de les entendre. Je sens qu’ils saisissent intuitivement les vérités théologiques et existentielles que porte la symbolique de ces récits fondateurs. Ils sont comme saisis par la beauté poétique du texte qui frappe leur imagination. Je me plais à raconter ces premiers chapitres de la Bible – que je connais par cœur – en essayant de rester collé au texte. Je n’en fais pas une lecture allégorisante de ces récits, comme si la vérité devait être traduite en langage clair. La vérité est au bout du symbole. Je raconte oralement l’histoire telle qu’elle est, comme cela se faisait au temps de l’AT, en sachant que la puissance d’évocation du récit fait son œuvre dans leur cœur avec l’assistance du Saint-Esprit. Je suis absolument convaincu que la lecture littérale est essentielle, qu’elle peut livrer aux auditeurs les vérités sur Dieu et sur l’existence que Dieu souhaite leur révéler.

Ceci dit, je ne considère pas que ces récits soient des comptes rendus transposables dans l’histoire comme s’il s’agissait d’événements historiques et encore moins scientifiques. Historiciser les récits fondateurs, c’est leur faire perdre leur puissance d’évocation. C’est tuer le symbole et par conséquent la réflexion. Leur véracité repose non dans leur historisation ou leur pseudo-rationalisation, mais en ce qu’elle « donne à penser »[4]. Ils portent un message sur qui Dieu est, comment le monde lui est relié, et quel rôle l’humanité est appelé à jouer dans ce monde. Car oui le symbole est un mode de connaissance efficace et vrai[5] et j’espère pouvoir en convaincre le lecteur évangélique septique.

Une interprétation contextuelle de Ge 1-3, oui !

À un deuxième niveau, une fois la puissance d’évocation d’une lecture littérale déployée, un second réenchantement est possible. Ces récits ne demandent qu’à être approfondi sous la direction du Saint-Esprit. C’est pourquoi, j’aimerais inviter les lecteurs à poursuivre leur émerveillement en allant au-delà d’une lecture littérale ou d’une approche intuitive du texte. Nous aimerions introduire le lecteur à une interprétation contextuelle de Ge 1-3, en découvrant les vérités du texte replacé dans leur contexte d’origine. Ce contexte est mieux connu aujourd’hui, comme je le disais, grâce aux découvertes de la littérature du POA. Les connaissances de l’histoire ancienne nous ont fait découvrir la culture et la pensée des israélites de l’AT. Nous devons entreprendre une interprétation contextuelle de Genèse 1-3 au moyen d’une méthode historico-littéraire. C’est celle que nous utiliserons dans les prochains billets.

Une lecture contextuelle se demande essentiellement : quelles sont les préoccupations qui habitaient le rédacteur hébreu ? Qui étaient les récipiendaires israélites de ces textes ? Quelle était leur vision du monde ? Comment racontaient-ils leurs origines et comprenaient-ils leur condition humaine ? Dans quel genre littéraire les vérités bibliques ont-ils été transmis ?

Une réflexion théologique et existentielle, oui !

S’il est vrai que le symbole donne à penser, c’est dire que les récits fondateurs ne pourront jamais cesser de révéler leur richesse de sens au fur et à mesure que l’histoire avance et que nos connaissances s’approfondissent. Si Augustin a enfermé le récit de la « chute » dans des catégories historiques et quasi-gnostiques, nous devons les redéployer dans de nouvelles catégories philosophiques pour en explorer les profondeurs au moyen de la pensée rationnelle.

Nous ferons l’effort de reformuler les vérités du p.o. dans un cadre de pensée existentialiste, plus proche de la pensée des hébreux, en s’éloignant du mode essentialiste grec qui fut celui d’Augustin. L’idée que le péché originel affecte l’existence humaine plutôt que l’essence ou la nature des choses est peu connue dans le monde évangélique[6]. Mais cette vision s’accorde probablement mieux à la pensée des Hébreux que les spéculations « essentialistes » fortement teintées de dualisme grec. Nous sommes conscients que cette réflexion existentialiste sur le p.o. semblera étrange aux chrétiens évangéliques, surtout si pour eux « existentialisme » rime avec « athéisme » (ce qui n’est absolument pas le cas; l’existentialisme est d’abord une réflexion philosophique chrétienne).

Conclusion

Osons maintenant nous demander si un cadre de pensée « qui se désintéresse des essences, des possibles, des notions abstraites »[7] se marierait mieux à la pensée biblique des hébreux ? Nous savons que l’esprit sémitique des Hébreux ne médite jamais sur l’essence abstraite et théorique des choses, mais réfléchit plutôt à leur existence concrète et pratique[8]. Pourquoi l’auteur des ces textes aurait-il voulu spéculer sur l’essence de l’homme ? Pour lui, comme pour les Hébreux, l’homme n’existe pas comme étant composé de  deux éléments, matériel et spirituel. Ge 2.7 ne dit pas que l’homme « a » une âme, mais « est » une âme vivante[9]. L’âme, la chair et l’esprit forment en l’homme une unité indissoluble et non divisible.

Ce dualisme étranger à la Bible a teinté l’anthropologie augustinienne[10], ainsi que sa conceptualisation du p.o[11]. S’écarter du cadre philosophique néoplatonicien – celui qui a aidé Augustin à élaborer sa doctrine – permettra sans doute aux évangéliques modernes de redécouvrir l’intention originale derrière Genèse 3, et les réconcilier avec les découvertes scientifiques récentes sur l’apparition de l’homme.

 


[1] On retrouve aussi la mention dans les Confessions, Livre V, IX, 16

[2] L’institution Chrétienne, Livre 2, 1, 8, Labor et Fides, 1955, p. 17

[3] Le péché originel est “universal, natural, inhereted and adamic sinfulness”, H. Blocher (1997) Original Sin: Illuminating the riddle, Eerdmans, Grand rapids, chapter 1, p. 15-32.

[4] Voir Paul Ricoeur, La Symbolique du Mal (1960), Aubier Montaigne, p.26

[5] Daniel Lys écrit que « Un symbole, c’est la traduction en langage humain d’une réalité d’être qui dépasse l’esprit humain. C’est une approximation, une description imparfaite, qui ne peut enclore le divin, mais qui est une authentique référence au divin » (dans Treize Énigmes de l’Ancien Testament (1988), Cerf, p. 188.

[6] L’idée n’est pas nouvelle. Elle a été modelée pour la première fois par le philosophe chrétien Danois Soren Kierkegaard dans le Concept de l’angoisse, 1844. Aux États-Unis, elle a été brillamment développée par le théologien d’origine Allemande – et chassé par les Nazis – Paul Tillich dans L’Existence et le Christ, 1957. En France, elle fut popularisée dans les cercles existentialistes chrétiens dans le sillon de Gabriel Marcel. Dans le milieu protestant, elle a été clairement synthétisé par Paul Ricœur dans l’article Le « Péché Originel » : Étude de Signification, dans le Conflit des Interprétation, 1969.

[7] P. Foulquié (1958), L’existentialisme, PUF, p. 35

[8] La pensée sémitique est plus pratique que théorique (G. Pidoux (1959), l’homme dans l’Ancien Testament, cahiers Théologiques 32, p.45). « La réalité pour la Bible n’est pas faite de choses immobiles ou passives, mais de puissance et d’action » (Idem, p.38). Est réel l’existence, ce qui existe, et non leur possible essence.

[9] L’esprit sémitique a été exploré et mieux compris depuis les travaux de Josh Pedersen (1946-47) Israël, its Life and Culture, oxford et Copenhagen, Tome 1-2

[10] Placide Deseille dit : « Le privilège de l’âme sur le corps est cette fois certain : c’est en rentrant en soi-même que l’âme découvre Dieu » Il cite De vera religione XXXIX, Deseille (1998) âme-cœur-corps, dans Dictionnaire critique de théologie, PUF, p.30

[11] « Sa conception pessimiste de la condition corporelle prend place dans une réflexion sur le péché originel et s’explique aussi sans doute par le caractère polémique de nombre de ses écrits sur la grâce et la liberté » Deseille (1998), p. 31


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