Article 2 sur un total de 4 pour la série :

La Création, vue comme genèse et évolution ♥♥♥


Michel Salamolard

Pour une présentation de l’auteur,
vous pouvez vous reporter à l’introduction
du  premier article de la série.


 

LA CRÉATION, VUE COMME GENÈSE ET ÉVOLUTION

2. Histoire moderne et histoire biblique : deux visions du monde

Impossible ici de retracer les étapes de l’histoire biblique. En revanche, il importe de s’entendre sur la signification dans la Bible du mot histoire. Il ne s’agit pas du tout d’établir l’enchaînement aussi objectif, aussi neutre que possible de faits plus ou moins observables à travers les traces qu’ils ont laissé dans le sol et dans le sous-sol (monuments, ruines) ou dans les documents recoupés inscrits dans la pierre, dans la brique, dans des papyrus ou des parchemins.

Cela, c’est ce que fait l’histoire au sens moderne du mot. Elle tend par là à distinguer autant qu’il est possible les faits objectifs, dans leur matérialité, de leur signification culturelle et spirituelle. L’explication de ces faits consiste le plus souvent à reconstituer les circonstances techniques, économiques et sociologiques dans lesquelles ils s’inscrivent ou semblent s’inscrire. Quant aux significations existentielles et spirituelles, qui tantôt s’expriment dans la documentation et tantôt affleurent sous forme de questionnement moderne, elles sont le plus souvent traitées et rangées, par l’historien moderne, dans le domaine subjectif et sans consistance des croyances et des opinions invérifiables.

Nos historiens reconnaîtront certes que des significations spirituelles sont ou ont été certainement ou probablement attribuées à des faits repérables (événements politiques et militaires, constructions, objets rituels), mais ils se disent, sans doute à bon droit, incompétents pour juger de la valeur et de la pertinence de ces significations.

La valeur et la vérité possible d’un univers particulier de sens échappe dès lors à l’enquête historique et disparaît dans une vague nébuleuse culturelle où tout ou presque est comparable. N’importe quel édifice religieux témoignera certes d’une intuition du sacré, mais cette même fonction ne donne aucune connaissance certaine dudit sacré. Un temple hindou, une ziggurat, une pyramide précolombienne, le temple de Jérusalem, une mosquée, une église chrétienne remplissent tous la même et indéfinissable fonction. De même toute forme de sépulture à travers les siècles et les continents.

Dans cette optique scientifique, le rapport entre les faits observables, directement ou indirectement, et leur signification subit la même distension, voire la même séparation que le rapport entre corps et âme ou entre matière et esprit dans la tradition occidentale héritière en cela de Descartes et, plus lointainement, de Platon. Pas d’âme sous le scalpel, pas de Dieu dans le cosmos, pas d’esprit dans le cerveau, pas de sens dans les choses.

Tout autre est la perspective de l’histoire biblique, telle qu’elle se présente dans la Bible elle-même, non telle qu’elle est reconstituée par les sciences historiques modernes. La Bible raconte l’histoire de l’humanité sous l’horizon principal du sens et de la vérité. Tout le réel, les choses, les êtres et les événements sont autant de signes où le sens se manifeste au regard de l’intelligence et de la foi, éclairées par l’inspiration divine.

La pensée biblique n’est pas dualiste. Elle ne sépare ni le corps de l’âme ni la chair de l’esprit ni le réel du sens. Au contraire, elle les articule dans une unité sans confusion ni séparation. Le corps est l’épiphanie de l’âme, la chair celle de l’esprit, le réel celle de la vérité. Dans le récit biblique, la priorité donnée au sens, à la vérité laisse souvent dans l’ombre la réalité factuelle dont la mentalité moderne est si friande.

Très souvent, le « comment » et le « quoi » objectifs sont hors de portée de nos prises scientifiques parce qu’ils nous sont présentés tout gorgés de leur sens à travers les différents registres du langage biblique : celui du récit symbolique, celui de l’histoire interprétée, celui de la prière, celui des oracles prophétiques, celui de la sagesse. Le lien entre le sens et le donné factuel n’est jamais rompu, mais le sens prédomine au point de nous barrer souvent l’accès scientifique à ce donné factuel disparu.

Quel donné factuel un historien d’aujourd’hui peut-il repérer dans le récit biblique de la prise de Jéricho racontée dans le livre de Josué ? Cette ville a existé et retrouvera une existence dans le Nouveau Testament. Il semble qu’elle n’existait plus au temps supposé de Josué. Quel est donc l’ancrage historique de la « légende » de la prise de Jéricho ? Difficile de répondre, impossible peut-être, sinon par des conjectures, mais cela ne nous empêche nullement de comprendre le sens du récit biblique.

Le sens biblique de l’histoire humaine

L’histoire biblique, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas l’histoire particulière d’un peuple. Elle veut au contraire rendre compte de toute l’histoire de toute l’humanité. Elle ne commence donc pas avec Moïse ou Abraham, mais avec Adam et Ève, figures symboliques des premiers humains. Elle se poursuit en évoquant continuellement le rapport entre Israël et les autres nations. Israël est un peuple témoin, une sorte de laboratoire où se réalise un programme divin destiné à inclure toutes les nations. C’est le sens de l’élection. Un petit peuple est choisi pour être le témoin d’un salut universel. Près de la fin du Premier Testament, ce projet universel s’exprimera explicitement, p.ex. en Isaïe 65:18-24. Dans le Nouveau Testament, ce projet s’accomplit de façon inaugurale en Jésus Christ pour se poursuivre « jusqu’à la fin (ou : accomplissement) des temps » dans et par l’Église (Mt 28:20).

Une autre caractéristique de l’histoire biblique est de raconter l’histoire universelle comme une alliance de salut entre Dieu et les hommes. Le sens et le moteur de cette histoire s’expriment par un dialogue permanent entre deux libertés, celle de Dieu et celle des humains. La Parole divine conduit cette histoire, mais c’est toujours dans une parole humaine qu’elle retentit. C’est dans les événements qu’elle produit ou non ses effets, selon l’accueil que l’homme lui réserve.

Le salut annoncé et visé a pour objectif la vie, la vie heureuse, le Shalom plénier, ce qui suppose la victoire de Dieu sur la mort et sur ce qui contredit la vie heureuse, le péché. L’histoire du salut est une histoire de création. Elle commence par la création d’une humanité « capable de Dieu », porteuse en creux, en désir de l’image de Dieu. Elle se poursuit par des initiatives toujours plus précises de Dieu pour surmonter les réponses hésitantes et les refus des hommes. Cette logique atteindra son point culminant sur la Croix, prélude à la Résurrection et à la Pentecôte.

Pour entrer dans la compréhension de l’histoire biblique, où s’inscrivent nos histoires personnelles et collectives, autrefois comme aujourd’hui, il ne faut donc pas surfer à la surface des événements, mais plonger dans la profondeur ultime de leur sens, tel que la Bible nous le dévoile petit à petit. Dans cette perspective, quel est donc le message de la Semaine inaugurale racontée en Gn 1, 1 – 2,4a ?


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