L’auteur:
Kokou Sename AMEGATSEVI  (Christophe), Ph.D., Docteur en  philosophie (Éthique, bioéthique, écologie, développement durable) (Université Laval-Paris V-Descartes).

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Qui n’a pas été en contact avec les biotechnologies ces derniers temps? Avez-vous consommé des produits à base de soja ou du maïs? Avez-vous été atteint d’une maladie et avez-vous pris des médicaments? Avez-vous acheté des habits en coton tout récemment? Alors, vous avez été d’une manière ou d’une autre en contact direct ou indirect avec les biotechnologies.

Notre vie quotidienne est en effet soumise sans cesse aux produits et aux applications du génie génétique. Issues d’un mariage entre les sciences du vivant et les nouvelles techniques d’autres disciplines, les biotechnologies se sont imposées comme un instrument incontournable au cours de ces dernières années en recherche, en médecine, en agriculture, en alimentation et en protection de l’environnement. Elles concernent entre autre

  • la génomique,
  • la transcriptomique,
  • les nanobiotechnologies,
  • les médicaments recombinants,
  • la thérapie génique,
  • les médecines légales et de procréations,
  • les vaccins et anticorps,
  • les denrées alimentaires,
  • la biosynthèse,
  • les biocatalyses,
  • les bio-indicateurs.

Mais l’une des applications la plus en vue des biotechnologies est la transgénèse qui consiste à introduire un ou divers gènes dans un organisme dans une perspective thérapeutique pour réparer ou modifier le patrimoine génétique. Ce n’est qu’un aspect de ce que la génétique est en mesure de réaliser. D’autres recherches et innovations aux consonances exotiques sont de plus en plus possibles. Les chercheurs tentent d’une part de réaliser les interactions des gènes au sein de nos cellules et de comprendre comment les gènes commandent-ils le développement d’un être vivant. Ils s’évertuent d’autre part d’étudier les processus défaillants qui aboutissent à des pathologies et de voir comment est-il possible de les prévenir.

Outre la transgénèse, la biologie de synthèse a émergé non seulement pour synthétiser directement les gènes, mais aussi de concevoir et de construire de nouveaux systèmes et de nouvelles fonctions biologiques inexistantes dans la nature. Après la manipulation des atomes mise en avant par les nanotechnologies, la biologie de synthèse espère mettre en place le projet encore plus ambitieux de « la manipulation ou de la fabrication du vivant ». Après que la biologie moléculaire a permis de déchiffrer le code génétique et d’analyser les programmes génétiques, on envisage désormais de les réécrire pour obtenir des organismes « à façon ». Le projet fait rêver et stimule l’imagination des pionniers de la biologie de synthèse. Ils promettent de transformer le charbon en méthane grâce à des bactéries reprogrammées, de ressusciter les mammouths et pourquoi pas les humains. Elle promet non seulement de synthétiser directement les gènes, mais aussi de concevoir et de construire de nouveaux systèmes et de nouvelles fonctions biologiques inexistantes dans la nature.

À l’instar de la chimie de synthèse de Stéphane Leduc qui passa de l’étude des matériaux chimiques naturels à l’élaboration et à la conception de nouveaux matériaux chimiques, les « ré-écrivains » de la vie se proposent et espèrent réécrire d’autres formes de vies au-delà du système naturel. Fort de ces succès inédits, l’imaginaire biotechnologique ne relève plus de la science-fiction mais de la science des faits.

Cette nouvelle vision du monde entraîne à coup sûr l’être humain vers un cadre inédit d’existence. Partagés entre les promesses alléchantes des nouveaux savoirs et leurs périls, notre humanité est menacée et l’univers est en perte de repères où s’entremêlent le tangible et le symbolique, l’authentique et le synthétique. Face à ces incertitudes et peurs de l’inconnu, d’autres voix comme celle de Hans Jonas craignent que nous nous embarquions dans un monde futur semblable à l’œuvre cauchemardesque de Aldous Huxley[1].

Doit-on redouter l’ordre naturel ou symbolique ? Quelle est la dynamique qui sous-tend les technologies du vivant ? Quels sont les intérêts et les enjeux fondamentaux de la biologie de synthèse tant dans le domaine 
de la santé que de l’environnement? Sommes-nous en marche vers une seconde genèse? Sommes-nous à l’orée de l’apocalypse 22 où la mort sera bannie, les aveugles vont voir, les sourds vont entendre comme l’entendent les raëliens? La reconfiguration technologique de la vie ou la nouvelle genèse telle voulue par Lee Silver dans Remaking Eden[2] sans tenir compte de l’existence est-elle possible? Après les industries mécaniques et les industries chimiques, verrons-nous un nouvel âge industriel, celui des machines biologiques ? Ces promesses sont-elles crédibles ? Et si tel est le cas, que dire des dangers de ces nouvelles technologies et comment en maîtriser les risques ? Il s’agit d’interroger la biologie de synthèse dans sa continuité ou dans sa rupture, les finalités, les perspectives éthiques de la biologie synthétique et de la nature ingénieure, la démystification de la « fabrication » du vivant.

Que conclure ? L’homme après avoir «connu le bien et le mal» ou après avoir fait l’expérience du bien et du mal, c’est-à-dire de toutes choses, espère cette fois-ci au travers de la biologie de la synthèse «prendre l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement»[3]. C’est l’analyse qui ressort des discours, des significations que les prophètes et les adeptes de la biologie de synthèse veulent donner à leur projet. Les projets de la biologie de synthèse sont clairs et présentés comme une création de la vie. Après avoir réussi à fabriquer par synthèse chimique la bactérie « Mycoplasma mycoides JCVI-syn1.0. » en remplaçant complètement son génome, Craig Venter n’a pas caché sa sensation :

Voici sur cette planète la première espèce, capable de se reproduire ayant pour parent un ordinateur»[4]

. George Church à la suite de Craig Venter, vante les futurs exploits de biologie de synthèse dans Regenesis[5] et estime que toute l’histoire de l’humanité depuis les mammouths en passant par l’hominisation serait réinventée grâce à la biologie de synthèse. La revue Nature écrivait déjà en 2007 à la suite des travaux de Venter que

la biologie synthétique constitue un heureux antidote au vitalisme chronique[6].

Mais au-delà de toutes les questions philosophiques, théologiques sur la définition de la vie et du vivant, cette vision affirmée et affichée de la biologie de synthèse nous amène à poser des questions éthiques sur les technologies de l’hubris. Il est clair que les incertitudes afférentes aux manipulations du vivant ne sont pas prises en compte. Il y a donc une surestimation des évidences scientifiques et la sous-estimation des incertitudes en biologie de synthèse[7] de la part de la “technology of hubris” selon les termes de Sheila Jasanoff. Certes, ces progrès promettent une avancée sans précédent dans toute l’existence humaine. Ces progrès s’inscrivent dans le sens de l’histoire et de l’action humaine dans la construction d’un monde en devenir avec cet impératif de «cultiver le jardin» et de faire fructifier l’héritage que Dieu donne à l’homme. Qu’y a-t-il de mauvais à fournir des remèdes à des maladies auparavant incurables, à donner aux gens la possibilité de vivre plus longtemps et en meilleure santé ? Qui dirait non aux différentes possibilités que nous offrent les progrès scientifiques d’améliorer les rendements agricoles afin de nourrir les populations en pleine croissance et de diminuer la menace constante de la famine ? Les premières craintes qu’affichent donc les technophobes peuvent paraitre sans fondements quand les scientifiques augmentent de plus en plus leur savoir en la matière. Cependant on peut se demander où est Dieu dans ce projet de refaire « l’Éden » qui pourtant ne donne pas d’analyse réelle sur l’impact du nouvel Éden par rapport au premier Éden.

Chose intéressante, Silver cite un des versets qui montre le dessin incroyablement organisé qui caractérise la vie :

Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme »[8].

L’organisation et les complexités de la vie sont des preuves non négligeables de l’existence d’un Créateur pour souligner la spécificité de l’humanité :

la spécificité de l’humanité ne se situe qu’entre nos oreilles ». Il va plus loin que « l’essence de la vie humaine est dans l’esprit humain, et non dans des molécules inertes d’ADN. La question de savoir si l’esprit humain doit être considéré comme faisant partie du domaine de Dieu est pour l’instant une question de foi, pas de science [9].

Oui, l’essence de la vie n’est pas dans des molécules inertes d’ADN. La vie n’est pas seulement « biologique », en d’autres termes, un ensemble de processus objectifs et anonymes. Elle est « spirituelle ». Ainsi la « matière humaine » ne peut être une « matière à projets » comme le veulent les prophètes de la biologie de synthèse. En prétendant d’être « maître et possesseur de la vie » après avoir longtemps été « maître et possesseur de la nature » en défigurant la nature, il y a un risque réel de défigurer l’image de l’homme.

Certes, nous sommes invités à être des co-créateurs. Mais l’appel à être co-créateur n’est pas une invitation à rejeter le Créateur et toute limite liée à la condition humaine, mais une invitation à jouer à l’altérité que nous propose le Tout-Autre. La véritable autonomie de l’humain n’est pas une auto-détermination solitaire et toute puissante. Cette invitation nous rappelle la situation de l’homme dans le livre de Genèse :

Tu pourras manger de tous les arbres du jardin mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. Et plus loin, le texte ajoute : le serpent dit à la femme : vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal». [10]

La limite instaurée par la parole divine n’est pas une limite anti-progrès mais une limite créatrice et salvatrice du moment où l’homme ne maîtrise pas la maîtrise de la technique[11]. Ce serait donc une illusion tragique le pouvoir que se donne l’homme pour manipuler ou fabriquer la vie selon «son image», de « s’inventer tout seul ».

 


 

[1] Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Paris, Plon, 1932.

[2] Lee Silver, Remaking Eden, New York, Avon Books, 1998.

[3] Livre de Genèse, 3 :22

[4] USA Today 5/20/2010.

[5] George Church, Regenesis. How Synthetic Biology Will Reinvent Nature and Ourselves, New York, Basic Books 2012.

[6] « Meanings of «life» », Nature, June 28, 2007, 1031-1032.

[7]Jasanoff Sheila «Technologies of humility: Citizen Participation in governing science», in Minerva, 41: 223-244, 2003.

[8]Le Livre de la Genèse 1:26-27

[9]Lee Silver, Remaking Eden, New York, Avon Books, 1998. pp. 204-276

[10] Livre de la Genèse 3, 4-5

[11] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, Trad. J. Greisch, Paris, Cerf, 1990.