Article 2 sur un total de 2 pour la série :

hommage rétrospectif au courage d'Henri Blocher


 

Introduction (Benoît Hébert) :

Bruno Synnott est pasteur à Montréal, titulaire d’une maîtrise en théologie pratique.

« Je suis impliqué dans une église évangélique et anabaptiste comme pasteur jeunesse et je travail également comme intervenant en soins spirituels et religieux dans un hôpital de Montréal, Québec. Je m’intéresse finalement à comprendre la philosophie herméneutique d’un Paul Ricoeur, croyant (intuitivement) qu’elle aidera l’église évangélique à se sortir des impasses herméneutiques actuelles.  »

Voici comment il  définit lui même son rêve :

« Je rêve d’une église évangélique/anabaptiste moins dogmatique (tout en demeurant confessionnelle), moins fondamentaliste (tout en restant attaché aux éléments du christianisme historique), et plus communautaire (sans abolir toutes structures), plus égalitaire (en reconnaissant le rôle de chacun) et plus pertinente pour la société (sans tomber dans le conformisme social) »

Bruno a donc écrit toute une série d’articles passionnants concernant les problèmes théologiques soulevés par la question des origines de l’homme et la nature du péché. Vous les trouverez sur son blog: le Big Bang Bruno!

Hommage « rétrospectif » au courage d’Henri Blocher

Benoit Hébert a récemment publié un texte fort intéressant sur le blog Création et Évolution intitulé : Hommage « rétrospectif » au courage d’ Henri Blocher. Cet article (que vous trouverez ici) met en lumière les turbulences théologiques qui ont suivi la parution du célèbre livre « Révélation des Origines ». Ainsi que sa non moins célèbre 2e  édition revue et augmentée, qui donna le point de vue d’Henri Blocher sur le créationnisme. Je vous suggère fortement les extraits de la correspondance entre H. Blocher et J-M Berthoud, que l’on trouve à partir du blog de Benoit sur Google books. Cela apporte une dimension humaine à ce débat qui fut « rugueux » au dire d’Henri Blocher (que je mentionnerai maintenant par ses initiales HB).

Il est fort à propos de souligner le courage d’HB d’avoir osé toucher au caractère sacré, selon certains évangéliques, de l’interprétation littérale du livre de la Genèse. Or sans le savoir, HB a commencé à tirer sur un petit bout de fil qui a entraîné toute une grosse pelote. Personne, pas même le professeur évangélique d’allégeance calviniste le plus connu dans la francophonie, ne peut entailler ce genre de tabou sans risquer quelques heurts, étant donné l’importance du créationnisme littéral chez plusieurs évangéliques.

Dans son célèbre livre Révélation des Origines, HB s’éloigne de l’interprétation littérale de Genèse 1-3 pour une interprétation dite « historico-artistique » tenant davantage compte des arrangements et du genre littéraires du récit des origines. Ce changement dans l’herméneutique entraîna la colère de quelques théologiens plus fondamentalistes qui cherchaient à préserver coûte-que-coûte la position évangélique « traditionnelle». Ce type de théologie, qui prend ses racines dans l’œuvre magistrale de Saint-Augustin, continue d’interpréter littéralement Genèse 3 puisque c’est là que repose toute l’anthropologie et la sotériologie évangélique calviniste. Ce n’est pas une petite affaire… c’est tout un édifice théologique qui risquerait de s’écrouler en délaissant l’interprétation littérale.

 

Dans les prochaines lignes, nous verrons brièvement une des raisons qui a pousséAugustin à historiciser le récit de la chute en Genèse 3, alors qu’il avait perçu Genèse 1-2 davantage comme un arrangement théologico-artistique. Nous verrons ensuite comment HB, malgré qu’il ait campé son herméneutique « historico-artistique » à mi-chemin entre la position « littérale » et « littéraire », ne s’est jamais, en fait, écarté de la pensée d’Augustin pour ce qui est de l’historicité d’Adam, du péché comme une corruption de nature et de l’humanité comme masse perdue où les enfants naissent coupable de nature.

 

Ouvrir cette boîte de pandore fut probablement pour HB une situation assez inconfortable à assumer. Lorsque l’on se place au milieu entre deux positions opposées, on reçoit des attaques des deux côtés ! Son courage nous enseigne à refuser les statuts quo et à continuer d’être à l’écoute de la Parole de Dieu, et à se laisser bousculer par de nouvelles manières de considérer ces textes, autrement qu’en voyant dans ces récits des comptes rendus historiques, voire scientifiques, des débuts de l’humanité.

 

D’abord, rappelons brièvement pourquoi Augustin a valorisé la lecture littérale et historique au récit de la chute, lui qui a opté pour l’arrangement littéraire des deux premiers récits de création (Ge 1-2) : C’est essentiellement pour les deux raisons suivantes : D’abord pour appuyer, contre les manichéens, que le mal n’est pas un fait de nature, mais un fait de liberté, qu’il est issu d’un choix humain. Pour plus d’explications, voir ici. Mais également pour démontrer, contre Pélage, que l’homme dépend totalement de la grâce divine pour son salut, et que la volonté humaine est impuissante à parvenir seule à la sainteté.

Tous les évangéliques s’accordent sur les deux points ci-dessus. Mais tous ne partagent plus la manière dont Augustin a historicisé ces textes, pour déduire à partir d’une chute historique, la perte d’une sur-nature (la grâce), et la corruption d’une nature charnelle totalement captive de la concupiscence. Sans compter ce concept pseudo-scientifique d’une transmission biologique et juridique de la culpabilité d’Adam, influençée par une conception gnostique de l’acte sexuel.

L’erreur que décèle Paul Ricœur à ce propos est que « la conceptualisation du péché dût s’orienter vers l’idée d’une contingence (qui peut se produire ou non) du mal, vers l’idée d’un mal qui surgit comme événement purement irrationnel»[1]. À la place, Augustin opta pour une vision purement « éthique » du mal, où l’homme est intégralement responsable du mal. Il s’est cru obligé pour cela de placer une origine humaine et historique au mal.

Malheureusement, Augustin n’aurait pas eu, toujours selon Ricoeur, les moyens de thématiser la contingence du mal. À la place, il retaille certain concept néoplatonicien pris dans la gamme des degrés d’être. Le mal devient pour Augustin une déclinaison vers ce qui a moins d’être. Après la chute, l’homme est devenu « moindre ». Il transmet cet héritage par la sexualité puisque le corps est corrompu. On voit que pour cela Augustin dû présupposer 1- l’historicité d’Adam et 2- une conception néo-platonicienne du mal.

Mon deuxième point veut souligner qu’HB n’a, finalement, jamais réellement quitté la pensée de son maître Augustin. C’est pour cela qu’aucun reproche officiel ne lui est fait. Il a suivit Augustin dans son « cadre littéraire » de Genèse 1-2 et s’est senti autorisé  à ouvrir la porte aux théories scientifiques de la création de l’univers et du monde, ne faisant qu’expliciter la pensée augustinienne du « cadre littéraire ». HB ne remets jamais en question le caractère historique d’Adam ou de la chute. Il suit Augustin qui, à l’instar des 2 premiers chapitres de la Bible, change ses lunettes et décortique littéralement, conçoit historiquement – et j’oserais dire scientifiquement –  le pauvre Adam tombé des nues après sa création. En se positionnant entre les deux herméneutiques littérale et littéraire, la position « historico-artistique » de HB se voulait réconciliatrice; une sorte d’ouverture aux sciences naturelles, mais tout en conservant le poids de la tradition augustinienne.

Si tout le monde (ou presque) s’accorde maintenant à interpréter Ge 1-2 à partir de la théorie du cadre littéraire, pourquoi alors ne pas faire de même pour Ge 3 ? En voulant faire un compromis herméneutique, HB a déçu d’un côté les créationnistes littéralistes et de l’autre les théistes évolutionnistes. Les premiers ne peuvent envisager qu’avant la chute il y ait eu de la souffrance et la mort. Les seconds ne peuvent accepter les spéculations anthropologiques d’un Adam historique, et les conséquences sur la sotériologie augustinienne, c’est-à-dire le monergisme [2] radical qu’elle implique.

 

Le premier groupe ne veut surtout pas que la science ou la philosophie viennent mettre leur grain de sel dans leur cosmologie ou leur anthropologie biblique. Ils ne veulent surtout pas remette en question la spéculation sur la dépravation totale de l’homme, car elle soutient tout le système rationnel des 5 points du calvinisme. Les seconds ne veulent juste plus être prisonnier d’une herméneutique moderno-moyenâgeuse qui sacrifie la réflexion des bons pasteurs de campagne sur l’autel d’une confession de foi élevé au rang de quasi-révélation.

 

 

Conclusion

 

La réflexion devra donc se poursuivre coûte-que-coûte, sans peur de l’incertitude. HB aura fait une brèche dans la théologie fondamentaliste, et nous saluons son courage. Si l’interprétation de Genèse 1-2 est avant tout « littéraire », pourquoi Genèse 3 ne le serait-il pas ? Qu’est-ce qui justifierait de passer soudainement d’une lecture littéraire à une lecture littérale ? Peut-on sérieusement continuer d’adhérer aux spéculations historico-biologico-juridiques d’Augustin sur les effets du péché originel sur l’humanité ?

 

Le sujet demeure délicat parce que l’interprétation littérale de Ge 3 est le mur de protection de la sotériologie calviniste. Les réactions fortes viennent donc d’abord de ceux qui craignent l’interprétation littéraire comme la peste : elle produit une incertitude – et des possibles remises en question, à propos de l’anthropologie augustinienne, d’une soi-disant nature humaine coupable et totalement corrompu dès la naissance, fondement de la sotériologie calviniste (Total depravation). Les réactions viennent aussi, dans le camp opposé, des chrétiens théistes évolutionnistes qui trouvent étrange que l’anthropologie soit ainsi dogmatisé sur la base d’une interprétation littérale d’un récit narratif, ainsi que d’autres symboles ou métaphores prises ici et là dans la Bible.

 

HB a eu le courage de sortir des sentiers battus, ceux tracés par les réactionnaires du libéralisme. Il a tenté d’écouter le monde du texte. Mais son zèle a été tempéré par la nécessaire interprétation historique et littérale de Ge 3 comme fondement d’une sotériologie calviniste.

Il faudra probablement plusieurs billets pour semer l’idée que la « justice originelle » d’Adam dont parle Luther, ou la perfection « en germe » qu’imputent les Pères à Adam ne sont pas incompatible avec une interprétation littéraire de Ge 3, ni avec une conception dynamique et évolutive de l’homme.


[1] Paul Ricoeur (1969) Le conflit des Interprétation, Éditions du Seuil, Paris, p.270

[2] Le terme signifie que dans l’œuvre du salut, une seule nature – la nature divine – est à l’œuvre; l’homme demeurant totalement passif, incapable même d’accepter ou de refuser la grâce


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