Josepha Faber Boitel, docteur et professeur en littérature, chrétienne  engagée anime un blog que je vous invite à découvrir. Elle y partage ses réflexions dont certaines touchent de près les préoccupations de ce blog.

Hegel, Dieu et le Mal dans l’Histoire

 

 

Pour ces vacances, j’ai reçu en cadeau un livre bouleversant : Chronique des années de déportation[i]. Devant la souffrance de familles entières, acheminées vers les camps, numérotées et parquées comme des bêtes, une question s’impose au lecteur, d’autant plus s’il est chrétien, concernant la récurrence, dans l’Histoire, des conflits, des politiques d’extermination, des manifestations du Mal déjouant la logique qui voudrait que, une fois la leçon tristement apprise, on ne commette pas les mêmes erreurs :

 

Quelle force, transcendant l’Histoire, régit l’évolution de l’humanité ?

 

C’est un des sujets de réflexion de la philosophie de l’Histoire, qui relève de la métahistoire ou réflexion sur l’Histoire en tant qu’objet. Pour autant, rationaliser l’Histoire ne veut pas dire la séculariser et on lui trouve une dimension spirituelle là où on pensait la déshumaniser à force d’en disséquer les articulations. Parallèlement, les progrès de la pensée scientifique et de l’archéologie ont modifié de manière notable la lecture de la Bible. Aujourd’hui philosophie, science historique, littérature et linguistique, en soulignant les systèmes de symboles et de trames narratives qui traversent le texte biblique, permettent de lirela Bibled’un point de vue philosophique – et donc éthique ou ontologique.

 

Justement, pour l’Homme moderne – dès les Lumières – , une force devrait déduire d’événements néfastes la conduite à tenir pour ne pas les réitérer. Une faculté humaine, grâce à l’expérience et aux erreurs commises, aurait dû constituer une garantie suffisante contre le retour du Mal :la Raison. Pourtant, le Mal écrase sa logique d’amélioration de l’espèce, d’ajustement des lois, de calculs préventifs. Bref, dans un premier temps,la Raisoncontre le Mal c’est comme la progression contre la répétition stérile, voire la régression. Le Mal nous paraît toujours illogique, à moins qu’il ne participe à un système de punition-récompense qui fait entrer l’Homme dans une relation transcendante. Alors, si je souffre, c’est parce que je récolte ce que j’ai semé ou bien ce qu’a semé la génération précédente. Et voici que se dresse le Dieu vengeur ou Mère-nature toute puissance et rancunière facilement associés à l’Homme primitif. Hélas, la barbarie se manifeste d’autant plus violement qu’elle se produit dans un monde qui se veut, se dit, se pense, civilisé. Le Mal pose donc toujours la question de la logique et l’équation insondable de son équilibre avec le Bien et le Juste.

 

Éternel mystère concernant les causes et conséquences de la souffrance humaine qui résulte de l’expression du Mal à l’échelle de l’Humanité !

 

Je vous propose non une réponse ou une solution, ce qui serait totalement utopique, mais une piste de réflexion.

 

Hegel, la Raison et Dieu ?

Face à un ennemi commun, le Mal, comment s’accordent Dieu et Raison ? Voyons la perspective d’Hegel. J’ai fait de nouveau le voyage entre ses lignes, La Raison dans l’Histoire, pour rapporter quelques pensées qui pourraient servir au quotidien d’un chrétien, en rapport volontaire avec la Bible.

 

Ce but de l’Histoire qu’est la raison, la liberté ou encore l’absolu, Hegel ne l’oppose pas à Dieu, au contraire Hegel le nomme parfois Dieu. On a pu dire que Hegel met l’Histoire à la place de Dieu. Mais il ne s’agit pas de substituer l’un à l’autre et cette interprétation peut être considérée comme malheureuse. De sorte que l’Histoire tend vers un but que Hegel appelle Dieu ou philosophiquement Idée ou même Esprit absolu, c’est-à-dire la conscience de soi par laquelle l’esprit est libre. Hegel constitue une sorte de théodicée[ii] grâce à laquelle le Mal dans le monde devient chargé de sens en contribuant au progrès.

 

Selon Hegel, représentant de la tradition dite « idéaliste », la nature, le monde, les individus et les structures sociales sont gouvernés par l’« Esprit universel », ou « Esprit du monde » – appelé également « Idée », « Raison », « Dieu » –, qui se manifeste et se réalise à travers l’Histoire. Les différentes époques correspondent à des moments logiques, hiérarchisés, à l’issue desquels l’Esprit, suivant une évolution conçue en termes de processus rationnel, de mouvement et de progrès, parvient à la pleine conscience de lui-même. La longue marche de l’Esprit s’effectue au travers de «peuples historiques». L’Histoire serait donc la révélation progressive, dialectique (c’est-à-dire procédant par contradiction et dépassement des contradictions) de l’Esprit.

 

C’est la Raison, que vous comprenez maintenant comme l’Esprit, qui est le véritable sujet (acteur) de l’Histoire et l’on peut ainsi dire des différentes figures historiques, des différents peuples, qu’ils ne sont que des moments de ce procès dialectique. La formule  « le réel est rationnel » vous semblera moins plate, mise en contexte, elle prend du relief. On pourrait dire que l’Esprit habite le réel.

 

En ce sens, il est nécessaire que les actes et événements apparemment les plus dénués de sens, les plus monstrueux, trouvent leur place, leur rôle, leur fonction, dans l’Histoire de l’Humanité.

 

Hegel quitte le point de vue moral qui était encore celui de Kant, à savoir que ce n’est pas malgré le désordre des passions humaines que l’Histoire est progrès, mais que le désordre est l’œuvre d’une ruse dela Raison(ou Esprit). Les passions, les détours que sont les luttes, les guerres, les massacres, sont nécessaires au triomphe final dela Raison(ou Esprit).

 

Etude de la Bible et métahistoire

Cette perspective métahistorique présente un intérêt pour la lecture analytique du déchaînement de la punition divine face aux péchés des hommes dans la Genèse— le Déluge, Babel, Sodome et Gomorrhe— ou dans le cycle des Juges (Jg 2.18[iii]). Un même mouvement sous-tend l’évolution de l’Humanité : établissement-péché-sanction-repentance-rédemption-alliance.

 

Deux remarques s’imposent.

Premièrement, d’un point de vue structurel, cette approche métahistorique souligne que la Bible, quoique texte sacré considéré comme inspiré, n’en demeure pas moins une narration permettant d’appréhender des événements historiques dans le but de constituer une mémoire, un témoignage ou même un guide. Nous nous inspirons ici des travaux de Philippe Abadie[iv], d’Isabelle de Castelbaljac[v], qui s’inscrivent dans la continuité des analyses de Walter Richter sur la composition des textes de l’Ancien Testament[vi]. Voici l’évolution la plus probable du texte des Juges que j’ai retenu pour la notion de cycle historique, ontologique et les réécritures du texte :

 

Il y aurait eu d’abord un premier « livre des sauveurs » (Éhoud, Baraq et Gédéon), composé sans doute dans le Royaume d’lsraël au temps du roi Jéhu (841-814). La mort d’Abimélek, à la suite de la malédiction de Yotam, (Jg 9,56) constitue la conclusion de cette première œuvre. Après une première révision, sous Josias (640-609), qui transforma des guerres locales en « guerres de Yhwh », ce « livre des sauveurs » fut enrichi de divers éléments. Puis, une première rédaction deutéronomiste (exode) a pourvu le livre de cadres narratifs et de sa structure théologique, a fusionné  les « sauveurs » avec les « juges » – opération facilitée par le fait que Jephté relevait des deux catégories, a inclus le cycle de Samson (qui devient juge à cette occasion). Enfin, une seconde rédaction deutéronomiste (post-exode) a fait précéder l’ensemble des notices de l’exemple-type d’Otniel, rattaché à Juda par Caleb (3,7-11) et ajouté la notice « universaliste » de Shamgar (3,31), qui correspondait à la situation présente vécue par Israël.

 

Deuxièmement, d’un point de vue ontologique, cette vision du cours de l’Histoire et de la fonction qu’y joue le Mal pourra manquer cruellement de sentiment pour certains d’entre vous de part sa dimension eschatologique[vii]. N’est-ce pas parce que nous touchons à l’impossible acceptation du Mal ainsi qu’à notre incompréhension concernant le paradoxe entre le Mal dans notre passé et notre présent et la volonté divine pour notre avenir ? Pour cette question, certains pourraient se tourner avec succès vers une lecture de la « Lettre aux Ephésiens » par Eloi Leclerc : Le Père immense. Le « Mystère de la volonté de Dieu » y est abordé ainsi que l’idée de collaboration volontaire et éclairée.

N’oubliez pas que notre cheminement avec Hegel, la Raison et donc l’Esprit nous place dans un plan eschatologique double, a priori  dépersonnalisant parce que le problème du Mal concerne l’Histoire (universelle) et l’histoire (personnelle) de même que la transformation ultime du monde et le sort final de chacun. Aussi lorsque eschatologies collective et individuelle se juxtaposent, nous nous demandons quelle place nous échoit dans l’accomplissement dela Création, à travers ses hauts et ses bas, à travers ces cycles bibliques.

 

Ainsi cette réflexion sur l’effectivité du Mal nous amène à la notion d’acceptation. Notre acceptation. Mais quel genre d’acceptation ? Il ne s’agit pas d’acquiescement ou de résignation au Mal. Reconnaître l’existence du Mal ne veut pas dire s’y soumettre, mais aspirer à trouver le juste comportement face à lui… contre lui dans le meilleur des cas, s’il est possible d’y mettre fin, sinon malgré lui. Nous touchons de nouveau au problème de la Sagesse[1], un savoir-être qui recherche ce qui est bon dans la limite des circonstances imposées, en étant lucide par rapport à ce qui est bien, ou encore juste. Vous voyez qu’il s’agit de se positionner par rapport au Mal d’une troisième manière. Les bouddhistes parleraient de Voie.

 

La Raison, l’Esprit et la Sagesse

Finalement, aborder la Bible à la lumière de la métahistoire, avec La Raison dans l’Histoire, loin de balayer la transcendance, amène plutôt à s’interroger sur un type de progression de l’Homme vers le Salut. Ainsi, l’Homme se définit comme sujet de l’Histoire, une Histoire dont la nature – ou Création –  devient l’objet mais pas dans un sens anthropocentrique. Il faut davantage comprendre, me semble-t-il, que l’Homme sort de l’attente passive du Salut pour avancer vers le Progrès.

 

D’où la nécessité d’une autre interprétation du terme domination qui désigne la place accordée à l’Homme dans les textes fondateurs aussi bien que l’omnipotence allouée àla Raison depuis les Lumières. Je me concentrerai pour le présent article sur l’établissement d’Adam dans la Création.

 

En Genèse 1:26 Dieu dit : « Faisons les hommes pour qu’ils soient (à) notre image, ceux qui nous ressemblent. Qu’ils dominent sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les bestiaux sur toute la terre et sur tous les reptiles et les insectes » (Bible du Semeur). Le mot weyirdou contient la signification de « domination » (ridouï) et celle de « déchéance » (yerida). La domination peut donc se perdre, elle n’est pas un acquis, elle se mérite par une maîtrise qui différencie justement l’Homme des autres espèces issues des mêmes éléments que lui, hormis l’âme puisqu’il reste le seul dont Dieu dit « (à) notre image ».

 

Dans le texte biblique, deux termes se retrouvent régulièrement concernant la prise de pouvoir : kabash (« dominer ») et radah (« soumettre »). Leurs occurrences dans le texte biblique permettent d’en saisir les nuances puisque ces verbes sont utilisés pour indiquer qu’elle est la responsabilité du roi ou chef de guerre qui doit s’efforcer d’amener la paix et de la maintenir (Jos 18,1 ; 2 S 8,11). Ainsi Radah signifie aussi bien « soumettre » que « gouverner ». Tandis que Kabash veut dire « dominer » ou bien « assujettir », c’est-à-dire soumettre à une règle. D’ailleurs, les traducteurs anglais donnent plusieurs versions pour ses verbes : have dominion, have rule, take charge. 

 

En d’autres termes la domination de l’Homme sur le monde accordée dans le texte de la Genèse peut se traduire par la responsabilité qui incombe à l’homme d’ordonner son rapport à la Création, de la pacifier. Il en est le gérant en quelque sorte plutôt que le maître, il lui trouve un sens quand il la gouverne car l’Esprit s’extrait de la matière. On retrouve donc le mouvement ordo ab chaos – créer de l’ordre à partir du désordre.

 

Allons plus loin. L’Homme, en s’élevant au-delà de la nature, domine la matière par la pensée mais dans ce cas le verbe dominer ne signifie plus seulement assujettir. Maîtriser devient un synonyme préférable pour restituer l’idée de « comprendre » un domaine de Connaissance. D’ailleurs, pour gouverner, Salomon demande la Sagesse à Dieu (1 Rois 3:3-28,4:29-34). Donc lorsque le texte biblique nous dit que Salomon « domine » (R 5,4), il ne faut pas oublier la polysémie du verbe. Salomon veille sur son peuple avec Sagesse. Cela dépasse la justice et la justesse, cela est au-delà de la seule Raison des Lumières car la Sagesse recherche ce qui est Bon. Non pas ce qui est Bien. Or « Dieu vit que cela était bon » nous dit la Genèse.  Donc le cheminement de la raison humaine à travers les siècles gagne à être analysé en fonction de ce concept de Bon. L’erreur réside dans ce que l’Humanité se contente de soumettre et d’acquérir un pouvoir fondé sur des savoirs au lieu de s’évertuer, grâce à eux, à comprendre la Création, à veiller sur elle, afin d’établir une autorité légitimée par la Connaissance de l’œuvre de l’Esprit.

 

Qu’est-ce qui fait que je suis Homme, si ce n’est ma conscience qui s’éveille à la place que j’occupe dans la Création, l’ordre naturel, le cosmos? Aussi, progresser dans la conscience de soi, ne revient pas à se détourner d’une transcendance, d’une Vérité supérieure. Progresser dans la conscience de soi implique d’accepter la place qui nous est échue dans ce monde. Ainsi chacun devrait prendre conscience qu’il participe à sa propre évolution de manière active au lieu de subir un projet extérieur à lui-même, passivement. L’individu devient acteur de son salut. Aussi l’Histoire universelle est-elle la présentation de l’Esprit dans le déroulement de son effort, à travers les divers peuples, leur leader, et à moindre échelle mais de manière aussi importante à travers chacun, pour progresser dans la conscience de lui-même.

 

Si l’Histoire va vers un développement de la rationalité, de la morale et de la liberté. Faut-il en conclure pour autant que les hommes sont plus raisonnables, plus moraux ou plus libres qu’autrefois? Non hélas, mais ce qui est contraire àla Raison, à la morale ou à la liberté est de moins en moins supporté. Dans ce sens, certains y verrons le cœur travaillé par l’Esprit, il s’agit déjà tout au moins d’un premier pas versla Sagesse.

 

Josépha Faber Boitel



[1] Cf. article « La Sagesse pratique », blog de Josépha Faber Boitel, http://josephafaberboitel.over-blog.com/article-la-sagesse-pratique-position-de-ce-blog-87886850.html



[i] Jacques Giami, Chronique des années de déportation 1942-1944, Éditions Pro-Arte (Semaine dela Mémoire), Janvier 2009, 296 pages.

[ii] Théodicée : « Tentative d’explication du mal qui existe dans le monde malgré la bonté de Dieu, de la nature, de la société, ou de l’homme. Partie de la philosophie qui traite de l’existence, des attributs et en particulier de la justice de Dieu. Il se dit encore d’un Traité composé sur cette partie de la théologie ».

[iii] 2:18 Chaque fois que l’Éternel leur suscitait un chef, il aidait cet homme, et il délivrait les Israélites de leurs ennemis pendant toute la vie de ce chef. En effet, lorsque l’Éternel entendait son peuple gémir sous le joug de ses oppresseurs et de ceux qui le maltraitaient, il avait pitié d’eux. 2:19 Mais après la mort du chef, le peuple recommençait à se corrompre encore plus que les générations précédentes, en se ralliant à d’autres dieux pour leur rendre un culte et se prosterner devant eux ; ils refusaient d’abandonner leurs pratiques et s’obstinaient dans leur conduite (Juges, 2. 18, Bible du Semeur)

[iv] Philippe Abadie, Des Héros peu ordinaires, Cerf, Paris, 2011

[v] Isabelle de Castelbajac, « Les Juges d’Israël : une invention du Deutéronomiste ? », Revue de l’Histoire des religions n°221, 2004 ; « Histoire de la rédaction de Juges IX : une solution », Vetus Testamentum LI, 2001, pp.166-185.

[vi] Walter Richter, Exegese als Literaturwissenschaft, Göttingen, 1971

[vii] Eschatologie : « THÉOLOGIE. Doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l’homme, de l’histoire et du monde. Par extension, en PHILOSOPHIE : considérations relatives à l’au-delà de la situation actuelle de l’humanité. »