Maintenant je sais, je sais qu’on ne sait jamais !

chantait Jean Gabin en 1974, 2 ans avant sa mort. La formule sonne bien et véhicule une certaine sagesse. Dans son contexte, Gabin évoquait ce que l’on sait de « la vie, l’amour, l’argent, les amis et les roses». On peut en effet imaginer qu’en de telles matières, il est prudent de ne pas s’empresser de s’imaginer « qu’on sait ». De fait, on comprend qu’un homme qui épousa 4 femmes et maintint ouvertement une liaison durable avec au moins 3 autres, finisse perplexe quant aux relations amoureuses (c’est écrit sans aucune ironie, vraiment).

Pensant chevaucher la sagesse de ces propos, beaucoup les reprennent pour les accommoder à toutes les sauces. Partant d’un conseil de prudence assez général, une variété d’apprentis Yoda extrapolent la formule de Gabin à l’ensemble de la connaissance humaine (Socrate, également, aurait tenu des propos similaires et fut certainement la Muse de notre célèbre artiste).

On en retrouve par exemple de multiples déclinaisons sous la plume de ceux que gêne la « science officielle », pour une raison ou pour une autre (âge de l’univers, évolution, changement climatique, géocentrisme, vaccins, etc.). On pense ainsi écarter d’un revers de main des millions d’études, sous prétexte que « la science se remet sans cesse en question », ou bien que « l’on n’est jamais sûr de rien ». Bref, il est malvenu, selon eux, de prétendre que l’on sait quoique ce soit, puisque comme Gabin l’a dit,

 on sait qu’on ne sait jamais rien.

 

Pourtant, il y a des choses « qu’on sait ». J’aimerais proposer ici une analogie graphique de ce qu’on sait, et du reste. Cela peut aider à fixer les idées, et à visualiser la frontière entre ces divers domaines. Tout se résume au croquis ci-dessous :

Terra_Cognita

 

La « terra cognita », la zone sombre au centre, c’est ce que l’on sait. Ce que l’on a observé, et/ou démontré, et/ou expérimenté, maintes  fois. Du solide, sur lequel on ne revient plus (j’en donnerai des exemples plus bas).

Cette « terre connue » a une frontière. On peut à son sujet faire 2 remarques :

  1. La frontière n’est pas régulière. Elle ressemble plus aux côtes de la Norvège qu’à celles de l’Aquitaine.
  2. La frontière s’agrandit avec la « terre connue ». Plus le cercle est grand, plus sa circonférence l’est. Plus on en sait, plus on se confronte à des questions ouvertes. C’est pour cela qu’il est facile de remettre en question les acquis d’une discipline en pointant du doigt ses inconnues. Il y en a forcément plein. Je ne compte ainsi plus les textes attaquant l’évolution sous prétexte que l’on ne sait pas comment la vie a commencé.

Au-delà de la frontière, on glisse lentement, progressivement, vers l’inconnu. C’est la zone dégradée gris clair-blanc. Dans ma recherche, par exemple, je ne sais pas ce que je vais trouver à la fin de mon prochain calcul, mais j’en ai tout de même une très vague idée. Je n’ai en revanche aucune idée des questions que ce résultat suscitera, et encore moins de celles que je me poserai dans 10 ans. Certaines questions n’ont pas (encore) de réponses, mais au moins, on connait la question. D’autres questions nous sont complétement inconnues. Ainsi, jamais Joseph Fourier (1768-1830) n’aurait pu imaginer qu’on essaierait un jour d’analyser la structure du fond diffus cosmologique. En d’autres termes, certains problèmes sont connus, même s’ils sont sans réponses. D’autres problèmes, plus loin dans la zone inconnue, ne se sont même pas encore posés, et personne ne les soupçonne. Il y a ce qu’on sait qu’on ne sait pas, et ce qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas.

 

Que trouve-t-on en « terra cognita » ?

On l’a déjà évoqué : tout ce qui a été éprouvé, testé, re-éprouvé, re-testé, toujours avec succès. C’est-à-dire (la liste est loin d’être exhaustive) :

  • L’univers est en expansion
  • La terre est ronde
  • Elle tourne autour du soleil, pas l’inverse
  • L’âge de la terre et de l’univers se comptent en milliards d’années, pas en milliers
  • Les continents ne sont pas fixes mais dérivent de l’ordre de quelque cm par an
  • Les êtres vivants, y compris l’homme, partagent une ascendance commune
  • Il y a un réchauffement climatique, d’origine humaine
  • Le tabac nuit à la santé, pas les vaccins

Que trouve-t-on à la frontière ?

Un peu en vrac, et pas exhaustif du tout,

  • Quelle est l’origine de la vie ?
  • Quelle est l’histoire de l’univers avant le mur de Planck?
  • Quid de la conjecture de Riemann ?
  • Que sont la matière noire et l’énergie sombre ?
  • Quels sont les mécanismes précis de l’évolution ?
  • Comment évolue la couverture nuageuse dans un climat changeant ?
  • Comment guérir le cancer ?

 

Comment sait-on qu’un sujet est « connu » ?

Si après des multiples raisonnements, observations, expériences, tous les experts sont tombés d’accords. Sont parvenus à un large consensus. Concernant le thème du réchauffement climatique, par exemple, j’ai participé en décembre dernier à la grande réunion annuelle des spécialistes du sujet, l’ « American Geophysical Union Fall Meeting ». Parmi les 23 000 interventions programmées, aucune ne questionnait l’existence d’un réchauffement, ou bien son origine. Nombre d’entre elles s’attachaient en revanche aux moyens de contrer le climato-scepticisme. La même conférence tenue en 1990 aurait été le siège de telles interventions, du genre « est-on certains que… ? ». Plus maintenant.

Pour ma part, j’étudie actuellement des phénomènes dont l’existence même était controversée dans les années 1960. On sait maintenant qu’ils existent bel et bien (on les a observés), et la connaissance qu’on en a grandi régulièrement. Les questions d’il y a 10 ans n’en sont plus.

Notons qu’un consensus n’atteint jamais exactement 100%. Je connais au moins un physicien, professeur d’université, qui défend le géocentrisme. Un autre, historien retraité, nie l’existence des chambres à gaz. Un autre encore, physicien universitaire, soutient que l’univers a 6 000 ans. On n’a jamais exactement 100%. Mais le consensus atteint au moins 98% pour tous les sujets mentionnés ci-dessus.

 

Au-delà du constat du consensus, un certain nombre de journaux ou de site web (comme celui-ci) permettent au profane de saisir les raisons du dit consensus. On est donc loin de l’exigence d’une confiance aveugle. Admettons néanmoins que tout un chacun sera toujours plus au moins profane vis-à-vis de certains sujets. Ainsi, ma conviction que le monde n’a pas 6 000 ans repose sur une connaissance personnelle. Mais ma conviction que l’ensemble des êtres vivants partagent une ascendance commune repose beaucoup plus sur le consensus des biologistes. Je peux soutenir n’importe quelle conversation sur le premier sujet, mais je suis rapidement largué sur le second.

 

Un processus général est à l’œuvre, encore en encore : au fur et à mesure que s’étend la « Terra Cognita », des questions d’abord insoupçonnées se posent, puis font débat, puis sont résolues, avant de rejoindre la pile des connaissances acquises et parfois, les manuels scolaires. S’y opposer revient à assumer le rôle de l’Eglise Catholique au temps de Galilée, ou bien celui de Lyssenko. On y perdra une énergie et un temps précieux, que l’on aurait pu, voire dû, employer ailleurs. Et surtout, on ne parviendra qu’à couvrir d’opprobre et de ridicule la cause que l’on voulait défendre.

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